Выбрать главу

— Et vous savez comment je me suis senti ? demanda-t-il.

Roland et Susannah firent non de la tête.

— Comme une sucrerie. Une sucrerie qui attend dans son emballage.

Cette partie de l’histoire est vraie, se dit Susannah. Il l’a peut-être un peu modifiée par-ci par-là, mais sur le fond elle est vraie. Et si elle avait toutes les raisons de le croire, c’est que l’image du Roi Cramoisi voyageant dans son propre ouragan portatif paraissait effroyablement plausible.

— Et qu’avez-vous fait ? demanda Roland.

— Je me suis couché. C’est un talent que j’ai toujours eu, comme les imitations — même si je ne fais pas de voix célèbres dans mon numéro, parce que ça ne prend pas, dans les bleds en pleine cambrousse. À moins d’être Rich Little[29], au moins. C’est bizarre mais c’est la vérité. Je peux dormir sur commande ou presque, alors c’est ce que j’ai fait dans la cave. Quand je me suis réveillé, la lumière était revenue et la… le quel-que-soit-son-nom avait disparu. J’ai entendu parler du Roi Cramoisi, bien sûr, il m’arrive d’avoir de la visite — des nomades comme vous trois, pour la plupart — et on me parle de lui. Souvent ils font le signe du mauvais œil en crachant entre leurs doigts. Vous pensez que c’était lui, hein ? Vous pensez que le Roi Cramoisi est vraiment passé par La Ronde, en allant à la Tour ?

Et, sans leur laisser l’occasion de répondre :

— Eh bien, pourquoi pas ? La Route de la Tour est la voie la plus directe, après tout. Elle y va tout droit.

Tu sais très bien que c’était lui, se dit Susannah. À quoi est-ce que tu joues, Joe ?

Le cri affaibli (pas le vent, c’était maintenant une certitude) résonna de nouveau. Cependant, elle ne croyait plus qu’il s’agissait de Mordred. Elle se dit que ça venait peut-être de la cave où Joe s’était caché du Roi Cramoisi… ou du moins où il avait raconté s’en être caché. Qui se trouvait en bas, maintenant ? Se cachait-il, comme Joe l’avait fait, ou bien était-il retenu prisonnier ?

— C’est une mauvaise vie, conclut Joe. Pas la vie que j’attendais, ça non, mais j’ai une théorie, à ce sujet — les gens qui se retrouvent à vivre la vie qu’ils attendaient sont le plus souvent ceux qui avalent des cachetons pour dormir, ou qui se collent le canon de leur pistolet dans la bouche et appuient sur la détente.

Roland semblait avoir quelques wagons de retard, car il murmura :

— Vous étiez bouffon de cour, et les clients de ces auberges étaient vos courtisans.

Joe sourit, exhibant une rangée de dents blanches. Susannah fronça les sourcils. Avait-elle aperçu ses dents, auparavant ? Ils avaient beaucoup ri, et elle aurait les voir, mais elle ne s’en souvenait pas. En tout cas il n’avait pas le râtelier moussu d’un édenté (comme ceux qui venaient souvent consulter son père, la plupart du temps pour tout remplacer par des dents artificielles). Si on lui avait posé la question un peu plus tôt, elle aurait répondu que oui, il avait des dents, mais seulement quelques chicots minuscules, et…

Et qu’est-ce qui te prend, ma fille ? Peut-être bien qu’il bricole un peu la vérité, mais il ne s’est sans doute pas fait pousser toute une nouvelle denture pendant le dîner ! Tu es en train de laisser ton imagination s’emballer.

Vraiment ? Eh bien, c’était possible. Et ce gémissement n’était peut-être rien d’autre que le vent sous le toit à l’avant de la maison, voilà tout.

— J’aimerais bien entendre certaines de vos blagues et de vos histoires, demanda Roland. De celles que vous racontiez sur la route, si ça vous sied.

Susannah l’observa attentivement, se demandant s’il y avait une raison cachée à cette requête, mais il avait l’air réellement intéressé. Même avant de voir le Polaroid de la Tour Sombre punaisé au mur (ses yeux s’y reportaient fréquemment, tandis que Joe racontait son histoire), Roland avait été gagné par une sorte de bonne humeur fébrile qui ne lui ressemblait vraiment pas du tout. C’était presque comme s’il était malade, frôlant en permanence les limites du délire.

Joe Collins parut surpris par la demande du Pistolero, mais pas le moins du monde incommodé.

— Grand Dieu. J’ai plus fait mon numéro depuis au moins mille ans… d’ailleurs vu comme le temps s’étire par ici, ça fait p’t-être bien vraiment mille ans. Pas sûr que je saurais par où commencer.

Susannah s’étonna elle-même en répondant :

— Essayez.

8

Joe y réfléchit un moment puis se leva et épousseta sa chemise, pour en déloger quelques miettes vagabondes. Il avança en boitillant jusqu’au milieu de la pièce, laissant sa béquille derrière lui, appuyée contre sa chaise. Ote leva la tête vers lui, les oreilles dressées, son vieux rictus coquin sur les babines, comme anticipant le divertissement à venir. Pendant un instant, Joe eut l’air peu sûr de lui. Puis il inspira profondément, expira et leur adressa un sourire.

— Promettez de ne pas m’envoyer de tomates si je fais un bide total. N’oubliez pas que ça fait un bail.

— Nous n’oserions pas, alors que vous nous avez accueillis et nourris, dit Susannah. Jamais de la vie.

— D’accord, d’accord. Au cas où, il y en a quelques boîtes, dans le garde-manger… Oubliez ce que je viens de dire !

Susannah sourit. Roland se joignit à elle.

Encouragé par leur réaction, Joe se lança :

— Okay, retournons dans ce lieu magique appelé Chez Jango, dans cette ville magique que certains appellent la verrue du lac. J’ai nommé Cleveland, dans l’Ohio. Deuxième spectacle. Celui que j’ai jamais pu finir, et je tenais la grande forme, vous pouvez me croire sur parole. Donnez-moi juste une seconde…

Il ferma les yeux. Parut se concentrer. Lorsqu’il les rouvrit, il avait bizarrement l’air dix ans plus jeune. L’effet était sidérant. Et lorsqu’il prit la parole, il n’avait pas seulement un accent américain, mais un air américain. Susannah n’aurait pas su le décrire avec des mots, mais elle savait que c’était vrai : c’était le nouveau Joe Collins, fabriqué aux États-Unis.

— Bonsoir, Mesdames et Messieurs, bienvenue chez Jango. Moi je m’appelle Joe Collins. D’ailleurs vous aussi, vous pouvez m’appeler comme ça, si ça vous chante.

Roland gloussa et Susannah eut un petit sourire, surtout de politesse — elle était plutôt rebattue, celle-là.

— La direction m’a demandé de vous rappeler que c’est la soirée « deux bières pour un dollar ». Pigé ? Bien. Parce que c’est l’intérêt de tout le monde, cette opération : eux ils s’en mettent plein les poches, et moi, plus vous buvez, plus je suis drôle.

Le sourire de Susannah s’élargit. Le comique avait un tempo bien particulier, même elle savait ça, même si elle n’aurait pas pu tenir cinq minutes à ce régime, face à un public bruyant de cabaret enfumé, même si sa vie en dépendait. Il y avait un rythme à respecter, après un début incertain. Joe était en train de trouver son rythme. Il avait les yeux mi-clos, et elle s’imagina qu’il voyait les couleurs mêlées des robes et des foulards, au-delà de la scène — tellement semblables à celles des Cristaux de l’Arc-en-Ciel du Magicien, maintenant qu’elle y pensait — et qu’il respirait la fumée de cinquante cigarettes rougeoyantes. Une main sur le pied chromé du micro ; l’autre libre d’esquisser tous les mouvements qui lui paraîtraient opportuns. Joe Collins, Chez Jango, un vendredi soir…

вернуться

29

Rich Little : célèbre imitateur américain, notamment réputé pour ses imitations des Présidents successifs. (N.d.T.)