— Nenni, laisse-moi au moins arrêter le saignement, murmura Roland, et il lui saisit la tête, en glissant doucement les doigts dans le treillis serré de ses boucles.
— Ne bouge pas.
Et pour lui, elle réussit à se maîtriser.
À travers le miroitement de ses larmes, Susannah vit que Joe avait l’air vexé d’avoir dû mettre fin à son petit numéro de manière aussi dramatique (sans parler du bazar), et en un sens elle le comprit. Il avait vraiment fait du bon boulot ; et elle avait débarqué et tout gâché. En plus de la douleur, qui à présent s’apaisait quelque peu, elle se sentait horriblement embarrassée ; ça lui rappelait ce jour où elle avait eu ses règles en plein cours de gym, et qu’un petit filet de sang lui avait coulé le long de la cuisse, au vu et au su de tout le monde — du moins de tous ceux avec qui elle devait passer tout le troisième trimestre en gym. Certaines des filles s’étaient mises à chanter Remets l’bouchon ! comme si c’était vraiment la blague la plus hilarante du siècle.
À ce souvenir venait se mêler l’inquiétude concernant la plaie elle-même. Et si c’était un cancer ? Auparavant, elle avait toujours réussi à écarter cette idée avant qu’elle se forme clairement dans son esprit. Cette fois-ci, impossible de l’éluder. Et si comme une idiote elle avait attrapé un cancer, dans les Malterres ?
Son estomac se noua, puis elle eut un haut-le-cœur. Elle réussit à maintenir son bon dîner en place, mais la victoire n’était peut-être que provisoire.
Soudain elle eut envie d’être seule, besoin d’être seule. Si elle devait vomir, elle ne voulait pas le faire devant Roland et devant cet inconnu. Et même dans le cas contraire, elle avait besoin d’un petit moment pour retrouver ses esprits. Une rafale assez puissante pour faire trembler toute la maison passa en trombe comme un sur-moteur en plein vol. Les lumières se mirent à papillonner, puis tout se stabilisa de nouveau. Dans l’âtre un nœud de bois éclata, faisant jaillir une traîne d’étincelles écarlates dans le conduit de la cheminée.
— Vous êtes sûr ? demanda Joe.
Il n’était plus en colère (s’il l’avait jamais été), mais il la considérait d’un air dubitatif.
— Laissez-la, dit Roland. Elle a besoin de se remettre un peu, je pense.
Susannah tenta un sourire de gratitude, mais un élancement lui déchira la joue et le sang se remit à couler. Elle ne savait pas bien ce qui allait lui arriver à cause de cette blessure, mais ce qui était certain, c’est qu’elle en avait fini avec les blagues pour un moment. Si elle se remettait à rire, c’est une transfusion qu’il lui faudrait bientôt.
— Je reviens, dit-elle. Ne mangez pas tout le reste du gâteau pendant que j’ai le dos tourné, les gars.
L’idée même de manger quelque chose lui donna une violente nausée, mais c’était pour se donner une contenance.
— Pour ce qui est du gâteau, je ne peux rien promettre, dit Roland.
Puis, alors qu’elle s’éloignait :
— Si ça se met à tourner, appelle-moi.
— Oui. Merci, Roland.
Bien que Joe Collins fût un célibataire endurci, sa salle de bain avait un petit air féminin bien agréable. Susannah s’en était rendu compte la première fois qu’elle y était entrée. Le papier peint était rose, avec des motifs verts en forme de feuilles et — évidemment ! — de roses sauvages. Les toilettes avaient tout le confort moderne, si ce n’est que la lunette n’était pas en plastique, mais en bois. L’avait-il taillée lui-même ? Ça ne lui paraissait pas impossible, même si c’était sans doute plutôt le robot qui l’avait rapportée d’une boutique oubliée. Cari le Bègue ? C’était comme ça que l’appelait Joe ? Non, Bill. Bill le Bègue.
À côté de la cuvette se trouvait un tabouret, et de l’autre une baignoire à pieds de griffon, avec un tuyau de douche qui lui rappela le Psychose d’Hitchcock (mais toutes les douches lui faisaient penser à ce foutu film, depuis qu’elle était allée le voir à Times Square). Il y avait aussi une tablette en porcelaine fichée dans un petit meuble haut d’un mètre environ — non pas du bois de fer, mais du bon vieux chêne massif, lui sembla-t-il. Un miroir trônait au-dessus. Elle se doutait qu’en le faisant pivoter, elle révélerait une armoire à pharmacie remplie de tout le nécessaire. Rien à ajouter.
Elle souleva la serviette en grimaçant et avec un petit cri sifflant. Elle s’était soudée à la plaie, et la décoller était douloureux. Elle était consternée par la quantité de sang sur ses joues, ses lèvres et son menton — sans parler du col et des épaules de sa chemise. Elle s’exhorta aussi à ne pas s’affoler. On retire une croûte, ça saigne. Surtout si comme une crétine on arrache littéralement la croûte, et sur le visage.
Dans la pièce à côté, elle entendit Joe dire quelque chose qu’elle ne comprit pas, et la réaction de Roland : quelques mots suivis d’un gloussement. C’est tellement bizarre de l’entendre comme ça, pensa-t-elle. On dirait presque qu’il est saoul. Avait-elle jamais vu Roland saoul ? Elle prit conscience que non. Jamais complètement beurré, jamais nu comme un ver, jamais hilare… jusqu’à aujourd’hui.
C’est pas tes oignons, femme, lança Detta.
— D’accord, marmonna-t-elle. D’accord, d’accord.
Saoul. Nu. Plié de rire. Elle se dit que ce n’était pas loin d’être la même chose.
Peut-être même que c’était la même chose.
Puis elle grimpa sur le tabouret et alluma le robinet. L’eau jaillit à gros bouillons, couvrant momentanément les sons en provenance de l’autre pièce.
Elle opta pour l’eau froide et s’en aspergea doucement le visage, puis, à l’aide d’un gant de toilette (et avec plus de douceur encore), elle nettoya la peau autour de la plaie. Lorsqu’elle eut terminé, elle tapota le bouton lui-même. La douleur ne fut pas aussi vive qu’elle l’avait redouté. Elle s’en sentit un peu revigorée. Puis elle rinça le gant de toilette de Joe avant que les traces de sang ne marquent et s’approcha du miroir. La vision qu’elle y entrevit lui fit pousser un soupir de soulagement. Cette claque idiote avait arraché l’intégralité de la croûte, mais ce n’était peut-être finalement pas plus mal. Il y avait en tout cas une certitude : si Joe avait une bouteille d’eau oxygénée ou une quelconque pommade antibiotique dans son armoire à pharmacie, elle avait l’intention de faire le grand nettoyage de printemps à ce fichu bouton, tant qu’il était ouvert. Et peu importait si ça piquait à s’en arracher la joue. Elle avait bien besoin d’un bon récurage. Et une fois que ce serait fait, elle se poserait un gros pansement sur la figure et prierait pour que tout aille bien.
Elle mit le gant à sécher bien à plat sur le rebord du lavabo, puis s’empara d’une serviette (dans le même camaïeu de rose que le papier peint) dans un tas bien rembourré, posé sur une étagère. Elle la porta à son visage, et s’immobilisa soudain en plein mouvement. Sur la serviette suivante de la pile, elle vit un petit morceau de papier. L’en-tête était une banderole fleurie, que tenaient deux angelots réjouis. Au-dessous apparaissait le message suivant, en caractères gras :
ON SE DÉTEND !