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Il hocha la tête.

— C’est un terme qu’on utilise, en parlant des pistoleros en quête. C’est un terme de cérémonie, et très ancien. Nous ne l’utilisions jamais entre nous, intuite-le bien, car il signifie saint, choisi par le ka. Nous n’aimions pas nous considérer en ces termes-là, et je n’ai plus repensé à ce mot depuis de nombreuses années.

— Pourtant tu es bien Chevalier Roland ?

— Je l’ai peut-être été, autrefois. Nous sommes au-delà de ces choses-là, à présent. Au-delà du ka.

— Mais toujours sur le Sentier du Rayon.

— Si fait.

Du doigt il suivit la dernière ligne inscrite sur l’enveloppe : Nous sommes quittes. Ouvre-la, Susannah, car j’aimerais voir ce qu’elle contient.

Elle s’exécuta.

4

Il s’agissait d’une photocopie d’un poème de Robert Browning. King avait écrit le prénom du poète à la main, et son nom, à la machine, juste au-dessus du titre. Susannah avait lu des monologues de théâtre de Robert Browning, à la fac, mais elle ne connaissait pas ce poème-ci. Elle en maîtrisait néanmoins parfaitement le sujet. Le titre en était : « Le Chevalier Roland s’en vint à la Tour Noire. » La structure en était narrative, le schéma des rimes était celui de la ballade (a-b-b-a-a-b), et il se composait de trente-quatre strophes. Chacune était numérotée en chiffres romains. Quelqu’un — King, sans doute — avait entouré les strophes I, II, XIII, XIV et XVI.

— Lis celles qui sont cochées, dit-il d’une voix rauque, parce que je n’arrive à déchiffrer qu’un mot par-ci, par-là, et que j’aimerais savoir ce qu’elles disent, j’y tiens beaucoup.

— Strophe Première, dit-elle, puis elle dut s’éclaircir la gorge, car elle était sèche.

Dehors, le vent mugissait et la lumière de l’ampoule nue se mit à trembloter dans son applique incrustée de mouches.

Je pensais, il a menti en chaque mot, L’hideux infirme, de son œil qu’il disait voilé par le songe De biais contemplait l’effet de ses mensonges Sur moi, et sa bouche incapable de masquer les cahots De sa liesse, qui secouait et tordait son corps bot Devant l’agonie de la victime que la mort ronge

— Collins, dit Roland. Quel que soit l’auteur de ce poème, il parlait de Collins, aussi sûrement que King parle de notre ka-tet, dans ses histoires ! « Il a menti en chaque mot » ! Si fait, c’est bien ainsi !

— Pas Collins, corrigea-t-elle. Dandelo.

Roland opina.

— Dandelo, tu dis vrai. Poursuis, je te prie.

— Okay. Strophe Deuxième.

Quel autre dessein eût pu animer ce menteur diabolique ? De son bâton dressé tel un attrape-foudre furieux Il leurre, menace, et séduit le curieux Qui demande son chemin. Et ce rire satanique Graverait je n’en doute l’épitaphe véridique Relatant ma venue en ces maudits lieux

— Est-ce que ça ne te rappelle pas son bâton, et sa façon de l’agiter ? lui demanda Roland.

Bien sûr que si. Et notre voie enneigée est bien le chemin dont il parle. C’était une description de ce qui venait juste de leur arriver. Cette idée la fit frissonner.

— C’était un poète de ton temps ? demanda Roland. De ton quand ?

Elle secoua la tête.

— Il n’était même pas de mon pays. Il est mort au moins soixante ans avant mon quand.

— Pourtant il a dû voir ce qui s’est passé. Une version de ce qui s’est passé, au moins.

— Oui. Et Stephen King connaissait ce poème.

Elle eut soudain une intuition tellement aveuglante qu’elle ne pouvait être que la vérité. Elle contempla Roland avec des yeux écarquillés, contenant difficilement son excitation.

— C’est ce poème qui a incité King à écrire. Qui l’a inspiré !

— Tu dis ainsi, Susannah ?

— Oui !

— Pourtant ce Browning a bien dû nous voir, nous.

Elle n’en savait rien. C’était trop troublant. Comme essayer de déterminer qui était venu en premier, de l’œuf et de la poule. Ou comme se retrouver perdu dans un labyrinthe de miroirs. Elle avait la tête qui tournait.

— Lis le texte suivant, Susannah ! Lis Croix, I, I, I.

— C’est la Strophe Treize, dit-elle.

Quant à l’herbe, elle poussait il est vrai aussi maigre que son pelage Frappé de lèpre ; des brins épars perçaient la boue Qui paraissait pétrie de sang par-dessous Une rosse aveugle, dont chaque os saillait comme après le carnage Se tenait en stupeur, frappée par un mirage, Chassée du haras du Diable même, à grand renfort de coups !

— À présent s’il te sied, la Strophe Quatorzième je livre à ta perspicacité.

Vivant ? L’animal à mes yeux pouvait avoir péri sans un pleur Décharné, la carcasse saignant, et d’un spectre ayant l’air Il gardait les yeux clos sous une immonde crinière Alliance incongrue du ridicule et de pareille douleur Jamais je ne vis brute aussi digne d’être frappée de malheur Il fallait qu’il fût bien maléfique pour mériter tel salaire.

— Insolente, dit le Pistolero, avec un mouvement du pouce par-dessus l’épaule. Cette vieille carcasse, avec son immonde crinière, tout est là, sauf qu’elle est femelle au lieu de mâle.

Elle ne répondit rien — nul besoin de répondre. C’était bien Insolente, à l’évidence. Aveugle et osseuse, le cou brûlé par endroits, découvrant la peau rose. Elle est pas bien belle, je sais, avait dit le vieillard… enfin, cette chose qui avait l’apparence d’un vieillard. Espèce de vieille ki’-boîte et de clapet à foutre, espèce de canasson lépreux à quatre pattes ! Et voilà qu’elle apparaissait noir sur blanc, dans ce poème écrit bien avant la naissance même de sai King, peut-être même quatre-vingts ou cent ans avant qu’il voie le jour. … son pelage/Frappé de lèpre.