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Devant elle, Roland s’immobilisa.

— Par les larmes de ma mère, laissa-t-il échapper à voix basse.

Elle ne l’avait entendu utiliser cette expression qu’une seule fois auparavant, lorsqu’ils avaient croisé un cerf tombé dans un ravin, allongé là avec les postérieurs et un antérieur brisés, mourant de faim et les fixant de son regard mort, car les mouches lui avaient mangé les yeux vivant.

Elle demeura où elle était jusqu’à ce qu’il lui fît signe de s’approcher, et s’empressa de le rejoindre, se tractant sur les paumes.

Dans le coin du mur de pierre de la cave de Dandelo — le coin sud-est, si elle avait gardé le sens de l’orientation — se trouvait une cellule de prison improvisée. La porte était composée de barres d’acier entrecroisées. Non loin elle aperçut la table de soudure dont Dandelo avait dû se servir pour la réaliser… mais bien longtemps auparavant, à en juger par l’épaisse couche de poussière qui s’était déposée sur le réservoir d’acétylène. Accrochée à un large crochet en forme de S planté dans le mur de pierre, juste hors de portée du prisonnier — mais assez près pour le narguer, Susannah en fut certaine — pendait une grosse et vieille

(Eut-ce que chule ? I-ce que chic ?)

clé en argent. Le prisonnier en question se tenait juste derrière les barreaux de sa prison, tendant vers eux ses mains répugnantes. Il était si squelettique qu’il rappela à Susannah ces effroyables photos de camps de concentration qu’elle avait vues autrefois, les images des survivants d’Auschwitz, de Bergen-Belsen et de Buchenwald, accusations vivantes, survivantes de l’humanité dans son ensemble, avec leurs uniformes rayés flottant autour de leurs corps décharnés et leurs effrayantes calottes de portier, et ces yeux terriblement brillants et vifs, remplis d’une conscience implacable. Nous aurions voulu ne jamais voir ce que nous sommes devenus, disaient ces yeux, pourtant il le faut.

Il y avait une lueur de ce genre dans les yeux de Patrick Danville, tandis qu’il tendait les mains vers eux en poussant sa complainte indicible. En écoutant plus attentivement, elle trouva que ces cris ressemblaient aux gloussements moqueurs d’un oiseau tropical de dessin animé ou de bande originale de film : I-yiiii, I-yiiii, I-yoook, I-yoook !

Roland décrocha la clé de son piton et se dirigea vers la porte. L’une des mains de Danville s’accrocha à sa chemise, et le Pistolero la repoussa. Nulle colère dans ce geste, remarqua-t-elle, pourtant l’être famélique dans la cellule recula, les yeux saillant de leurs orbites. Il avait les cheveux longs — ils pendaient jusqu’en dessous des épaules — mais quasiment pas de barbe, hormis un très léger duvet sur les joues. Il devenait un peu plus dense sur le menton et au-dessus de la lèvre supérieure. Susannah lui donnait environ dix-sept ans, mais guère plus.

— Il n’y a pas de mal, Patrick, dit Roland sur le ton de la conversation, en enfonçant la clé dans la serrure. Es-tu Patrick ? Es-tu Patrick Danville ?

La chose squelettique en jean sale et chemise grise beaucoup trop large (elle lui pendait quasiment aux genoux) recula sans répondre jusque dans le coin de sa cellule triangulaire. Lorsque son dos heurta le mur, il glissa lentement en position assise, contre ce que Susannah identifia comme son seau à excréments. Le tissu de sa chemise flotta puis lui glissa entre les jambes comme de l’eau lorsqu’il remonta les genoux quasiment à hauteur de sa tête, encadrant son visage émacié et terrifié. Quand Roland ouvrit la porte de la cellule, et la tira vers lui aussi loin que possible (elle n’avait pas de gonds), Patrick Danville reprit ses piaillements d’oiseau, mais cette fois beaucoup plus fort : I-YIII ! I-YOOK ! I-YIIIII ! Susannah grinça des dents. Roland fit alors mine de pénétrer dans la cellule, et le garçon émit un hurlement encore plus perçant, et se mit à se taper l’arrière du crâne contre le mur de pierre. Roland recula hors de la cellule. L’horrible va-et-vient cessa, mais Danville posait toujours sur l’inconnu un regard rempli de méfiance et de peur. Puis il tendit de nouveau devant lui ses mains crasseuses aux longs doigts fins, comme pour demander assistance.

Roland se tourna vers Susannah.

Elle s’avança en appui sur les mains, jusqu’à la porte de la cellule. Le garçon décharné tapi dans son coin poussa un nouveau cri d’oiseau et replia ses mains suppliantes, les croisant sur son torse en un geste de défense pathétique.

— Non, t’éso’.

C’était là une Detta Walker que Susannah n’avait jamais entendue auparavant, dont elle n’avait même pas soupçonné l’existence.

— Non, t’éso’, on va pas t’fai’r de mal. Si j’voulais t’fai’e du mal, j’t’en colle’ais deux dans la tête, comme j’ai fait avec c’t’enculé là-haut.

Elle décela quelque chose dans ses yeux — peut-être les écarquilla-t-il un instant, révélant le blanc injecté de sang. Elle sourit et hocha la tête.

— Ouais ! Missi Collins, lui mo’t ! I’descend’a plus jamais ici pou’te… pou’te quoi ? Qu’est-ce qu’i’t’a fait, Pat’ick ?

Au-dessus de leurs têtes, assourdi par les pierres, le vent tambourinait. Les lumières vacillèrent. Toute la maison craqua et gémit en signe de protestation.

— Qu’est-ce qu’i’t’a fait, mon ga’çon ?

Peine perdue. Il ne comprit pas. Elle cherchait déjà un autre angle d’approche quand Patrick Danville porta les mains à son estomac et le serra. Ses traits se tordirent comme en une crampe dont elle comprit qu’elle était censée symboliser le rire.

— I’t’fait’i’e ?

Accroupi dans son coin, Patrick fit oui de la tête. Son visage se tordit encore plus. Il serra les poings et les porta à son visage. Il se lissa les joues, puis fit mine de se frotter les yeux et leva le regard vers elle. Susannah remarqua qu’il avait une petite cicatrice sur l’arête du nez.

— I’t’fait pleu’er, aussi.

Le garçon hocha de nouveau la tête. Il rejoua la mimique du rire, en se tenant l’estomac dans un oh-oh-oh muet. Puis il refit la mimique des pleurs, essuyant des larmes imaginaires roulant sur ses joues duveteuses. Cette fois-ci, il ajouta un troisième élément à sa momerie, mettant les mains en coupe et les portant à sa bouche avec un bruitage ressemblant vaguement à miam-miam.

De derrière elle, légèrement en hauteur, elle entendit la voix de Roland qui récapitulait :

— Il t’a fait rire, il t’a fait pleurer, et il t’a fait manger, aussi.

Patrick secoua la tête avec une telle violence qu’elle alla heurter le mur qui délimitait le coin dans lequel il se tapissait.

— Lui il mangeait, fit Detta. C’est ça qu’t’essaies d’di’e, pas v’ai ? Dandelo mangeait.

Patrick acquiesça avec empressement.

— I’t’a fait’i’e, i’t’a fait pleu’er, et pis il a mangé ce qui so’tait. Pa’ce que c’est comme ça qu’i’fait !

Patrick opina de nouveau et fondit en larmes. Il émit une série de geignements inarticulés. Susannah s’avança doucement à l’intérieur de la cellule, s’aidant de ses paumes, prête à battre en retraite si Patrick recommençait à se taper la tête sur le mur. Ce ne fut pas le cas. Lorsqu’elle arriva près du garçon recroquevillé dans son coin, ce dernier posa la tête contre sa poitrine et se mit à sangloter. Susannah tourna la tête vers Roland, et lui indiqua du regard qu’il pouvait maintenant entrer.