Lorsque Patrick leva les yeux vers elle, c’était avec un air d’adoration muette, comme un chien regardant son maître.
— Ne t’inquiète pas, dit Susannah — Detta était repartie, sans doute dégoûtée par tous ces bons sentiments, il ne te fera plus de mal, Patrick, parce qu’il est aussi mort qu’une brique au fond de la rivière. Maintenant je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi. Je veux que tu ouvres la bouche.
Patrick secoua immédiatement la tête. La peur était revenue dans ses yeux, mais elle y vit surtout quelque chose qui la révolta encore plus. Elle y vit de la honte.
— Si, Patrick, si. Ouvre la bouche.
Il secoua de nouveau violemment la tête, ses longs cheveux graisseux lui fouettant les épaules de droite et de gauche, comme l’extrémité d’un balai à franges.
— Qu’est-ce que… fit Roland.
— Chut. Ouvre la bouche, Patrick, et montre-nous. Ensuite nous t’emmènerons loin d’ici et tu n’auras plus jamais à y revenir. Tu ne seras plus jamais le dîner de Dandelo.
Patrick la considéra d’un air suppliant, mais Susannah se contenta de lui rendre son regard. Il finit par fermer les yeux et par ouvrir lentement la bouche. Ses dents étaient bien là, mais pas sa langue. Il avait dû venir un moment où Dandelo s’était lassé d’entendre la voix de son prisonnier — ou les mots qu’il était capable d’articuler, du moins — et il lui avait arraché la langue.
Vingt minutes plus tard, ils se tenaient tous les deux sur le seuil de la porte de la cuisine, à regarder Patrick Danville ingurgiter un bol de soupe. La moitié au moins se déversait sur la chemise grise du garçon, mais Susannah ne s’en inquiétait pas. Il restait de la soupe, et il y avait toute une cargaison de chemises, dans l’unique chambre de la maisonnette. Sans parler du gros anorak de Joe Collins, dont elle pensait vêtir Patrick pour quitter les lieux. Pour ce qui était des restes de Dandelo — Joe Collins-qui-fut —, ils les avaient enveloppés dans trois couvertures et balancés sans cérémonie dans la neige.
Susannah prit la parole.
— Dandelo était un vampire se nourrissant d’émotions au lieu de sang. Patrick, ici… Patrick était sa vache à lait. Il y a deux moyens de se nourrir d’une vache : pour son lait ou pour sa viande. Le problème avec la viande, c’est qu’une fois qu’on a prélevé les morceaux de premier choix, puis les morceaux de second choix, et enfin le ragoût, c’est terminé. Si on se contente du lait, en revanche, on peut tenir ad vitam… à condition de donner quelque chose à manger à la vache, de temps à autre.
— Combien de temps penses-tu qu’il l’ait retenu enfermé ainsi, dans ce sous-sol ? demanda Roland.
— Je ne sais pas.
Mais elle se rappela la couche de poussière sur la bouteille d’acétylène, ne se la rappela que trop bien.
— Une très longue période, en tout cas. Qui a dû lui paraître une éternité.
— Et la souffrance.
— Une torture. Même si ce pauvre gosse a dû endurer le martyre quand Dandelo lui a arraché la langue, ça ne devait pas être grand-chose, en comparaison de ce supplice émotionnel. Tu vois dans quel état il est.
Roland le voyait très clairement. Et il voyait également autre chose.
— On ne peut pas le faire sortir par une tempête pareille. Même en le recouvrant de trois couches de vêtements, je suis sûr que ça pourrait le tuer.
Susannah acquiesça. Elle en était elle aussi convaincue. De ça et d’autre chose : elle ne pouvait pas rester plus longtemps dans cette maison. C’est elle que ça risquait de tuer.
Lorsqu’elle fit part de ce constat à Roland, il hocha la tête.
— Nous allons camper dans la grange là-bas, jusqu’à la fin de la tempête. Il fera froid, mais j’y vois deux avantages potentiels : il se peut que Mordred vienne, et qu’Insolente revienne.
— Tu les tuerais tous les deux ?
— Si fait, si je le peux. Est-ce que ça te pose un problème ?
Elle y réfléchit un instant, puis fit non de la tête.
— Très bien. Rassemblons ce que nous voulons emporter là-bas, car nous n’aurons pas de feu pendant les deux jours à venir, au moins. Peut-être même jusqu’à quatre jours.
Il se trouva qu’il fallut finalement trois nuits et deux jours au blizzard pour s’étouffer de rage et tomber. Le deuxième jour, juste avant le crépuscule, Insolente surgit en boitant de la tornade de neige et Roland logea une balle dans sa tête aveugle. Mordred ne se décida pas à se montrer, bien que Susannah sentît nettement sa présence rampante, notamment la deuxième nuit. Ote aussi la sentit peut-être, car il se tint à l’entrée de la grange, à aboyer comme un furieux dans la neige tourbillonnante.
Pendant ce temps, Susannah découvrit bien plus de choses qu’elle s’y serait attendue, au sujet de Patrick Danville. Il avait eu l’esprit salement endommagé par cette période de captivité, ce qui ne fut pas pour la surprendre. Ce qui en revanche la prit au dépourvu, c’est l’incroyable faculté de rétablissement du garçon. Elle se demanda si elle aurait même réussi à revenir, après un calvaire pareil. Peut-être son talent l’y aida-t-il. Talent qu’elle avait vu de ses yeux, dans le bureau de Sayre.
Dandelo avait donné à son prisonnier le strict minimum pour le maintenir en vie, en termes de nourriture ; et il lui avait volé ses émotions très régulièrement. Deux fois par semaine, voire trois, parfois jusqu’à quatre. Chaque fois que Patrick était convaincu que la suivante le tuerait, il débarquait quelqu’un. Récemment, Patrick avait échappé aux pires ravages de l’appétit de Dandelo, car « la compagnie » avait été plus fréquente que jamais. Plus tard dans la nuit, alors qu’ils étaient couchés dans le grenier à foin, Roland dit à Susannah que, selon lui, la plupart des victimes les plus récentes de Dandelo avaient sans doute été des exilés fuyant le Casse Roi Russe ou la ville environnante. Susannah compatissait de bon cœur avec le raisonnement qu’avaient dû tenir ces réfugiés : Le Roi est parti, alors tirons-nous d’ici tant qu’on le peut. Après tout, le Grand Rouge pourrait bien se mettre en tête de revenir, or il a carrément perdu la boule, il est complètement siphonné, il a un petit vélo dans la tête.
Il était parfois arrivé que Joe se présente sous sa forme de Dandelo à son prisonnier, afin de manger la terreur qu’il inspirait au garçon. Mais ce qu’il voulait de sa vache à lait, c’était bien plus que de la terreur. Susannah avait l’intuition que les émotions avaient des goûts différents : du porc un jour, du poulet le lendemain, et on termine sur du poisson.
Patrick ne pouvait parler, mais il pouvait faire des gestes. Il fit même bien plus que ça, une fois que Roland leur eut montré la trouvaille bizarre qu’il avait faite dans l’office. Sur l’une des étagères les plus hautes, il avait déniché une pile de grands papiers à dessin portant la mention MICHEL-ANGE, PARFAIT POUR LE FUSAIN. Ils n’avaient pas de fusain, mais à côté du papier se trouvait une poignée de crayons à papier Aberhard Faber #2 tout neufs, entourés d’un élastique. Ce qui rendait cette trouvaille particulièrement insolite, c’est le fait que quelqu’un (Dandelo, sans doute) s’était évertué à couper soigneusement la petite gomme à l’extrémité de chacun des crayons. Elles étaient stockées dans un pot juste à côté, avec quelques trombones et un taille-crayon qui ressemblait au sifflet situé sous le ventre des quelques Orizas qui leur restaient de Calla Bryn Sturgis. Lorsque Patrick avait vu les papiers, ses yeux d’habitude éteints s’étaient soudain illuminés, et il avait tendu vers eux ses mains pleines de désir, en produisant des jappements impatients.