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Roland s’était tourné vers Susannah, qui avait haussé les épaules en disant :

— Voyons ce qu’il sait faire. J’en ai déjà une idée assez précise, pas toi ?

Il se révéla qu’il savait faire beaucoup. Le talent de dessinateur de Patrick Danville était tout bonnement stupéfiant. Et ses dessins lui procuraient la voix qui lui manquait. Il les produisait à un rythme soutenu, et avec un plaisir évident. Il n’avait pas l’air du tout perturbé par leur précision, extrêmement pénible. L’un d’eux montrait Joe Collins en train de planter un couperet dans la nuque d’un visiteur trop confiant, les lèvres retroussées sur les babines en un immonde rictus de jouissance. À côté du point d’impact, le garçon avait écrit CHLA ! et SPLASH !, en grosses lettres humoristiques. Au-dessus de la tête de Collins, il avait dessiné une bulle en forme de nuage, contenant les mots « prends ça, crétin ! ». Un autre dessin montrait Patrick lui-même, allongé au sol, réduit à l’impuissance totale par le rire, lequel était représenté avec une précision frappante (pas besoin de ah ! ah ! ah ! explicite au-dessus de sa tête à lui), tandis que Collins se tenait penché sur lui, les deux mains sur les hanches, à le regarder. Patrick avait ensuite écarté vivement ce dessin-là pour s’empresser de griffonner une scène représentant Collins à genoux, une main accrochée aux cheveux de Patrick et la tête en face de la bouche béante et agonisante du jeune garçon. Avec dextérité et d’un seul mouvement très sûr (le crayon n’avait pas quitté le papier une seconde), il avait exécuté un autre nuage de bande dessinée au-dessus de la tête du vieillard, et y avait inscrit sept lettres entrecoupées de deux points d’exclamation.

— Qu’est-ce que ça dit ? avait demandé Roland.

— « MIAM ! Bon ! » avait répondu Susannah, d’une voix faiblarde et écœurée.

Sans tenir compte du sujet des dessins, elle aurait pu le regarder œuvrer pendant des heures. C’est d’ailleurs ce qu’elle fit. La rapidité du crayon était fascinante et il ne vint à l’esprit d’aucun d’eux de donner à Patrick l’une des gommes amputées, car elles leur paraissaient bien inutiles. Car pour ce que Susannah pouvait en juger, ou bien il ne faisait jamais d’erreur, ou bien il trouvait le moyen de l’incorporer dans le dessin, le transformant — pourquoi chipoter, si les mots étaient les bons — en véritables petits morceaux de génie. Et les œuvres produites n’avaient rien d’esquisses, mais tenaient du tableau achevé. Elle savait ce dont Patrick — celui-ci, ou un autre venu d’un autre monde le long du Sentier du Rayon — serait plus tard capable, avec la peinture, et le savoir lui donnait à la fois chaud au cœur et froid dans le dos. Qu’avaient-ils devant eux ? Un Rembrandt sans langue ? Il lui traversa l’esprit qu’ils venaient de croiser leur deuxième idiot de génie. Le troisième, même, si on comptait Ote au même titre que Sheemie.

Une seule fois elle s’interrogea sur son manque d’intérêt pour les gommes, et elle le plaça sur le compte de l’arrogance du génie. Pas une seule fois il ne lui vint à l’esprit — ni à celui de Roland, d’ailleurs — que cette version jeune de Patrick Danville ne savait peut-être pas encore qu’il existait même des gommes.

9

Près de la fin de la troisième nuit, Susannah se réveilla dans le grenier, regarda Patrick endormi près d’elle et descendit l’échelle. Roland était debout devant la porte de la grange, à fumer une cigarette en scrutant la nuit. La neige s’était arrêtée de tomber. Une lune tardive s’était levée, transformant le tapis de neige fraîche sur la Route de la Tour en paysage étincelant, dont la splendeur était nimbée de silence. L’air immobile était si froid qu’elle en sentait l’humidité lui craqueler l’intérieur du nez. Elle entendit au loin le bruit d’un moteur. Elle écouta attentivement, et il lui sembla qu’il se rapprochait. Elle demanda à Roland s’il avait la moindre idée de ce que ça pouvait être, ou signifier pour eux.

— À mon avis, c’est sans doute ce robot qu’il appelait Bill le Bègue, en train de déblayer la route après la tempête. Il a dû se mettre sur la tête un de ces engins à antenne, comme en avaient les Loups. Tu te rappelles ?

Elle se rappelait très bien, et le lui dit.

— Il se peut qu’il ait prêté une allégeance particulière à Dandelo, suggéra Roland. Ça me paraît peu probable, mais ce ne serait pas la chose la plus étonnante que j’aie vue. Tiens-toi prête avec un de tes plats, s’il se montre et qu’il voit rouge. Et je me tiendrai prêt avec mon arme.

— Mais tu n’y crois pas.

Elle voulait être certaine à cent pour cent.

— Non, confirma Roland. Il se peut qu’il nous dépose, peut-être même à la Tour même. Sinon, jusqu’aux limites des Terres Blanches. Ce serait une bonne chose, car le garçon est encore faible.

Ce qui souleva une question dans l’esprit de Susannah.

— On l’appelle le garçon, parce qu’il a l’air d’un garçon. Quel âge crois-tu qu’il ait ?

Roland secoua la tête.

— Pas moins de seize ou dix-sept ans, je pense, mais il peut avoir jusqu’à trente ans. Le temps était bizarre, quand les Rayons étaient attaqués, et il faisait des sauts et des raccourcis étranges. Je peux en témoigner moi-même.

— Est-ce Stephen King qui l’a placé sur notre route ?

— Je ne saurais le dire, mais il a tiré sa carte, c’est certain.

Il marqua une pause.

— La Tour est tellement proche. Tu la sens ?

Elle la sentait, en permanence. Parfois c’était une pulsation, parfois un chant, souvent les deux mêlés. Et ce Polaroid était toujours accroché au mur, dans la cabane de Dandelo. Voilà au moins qui ne faisait pas partie du glam. Chaque nuit, dans ses rêves, au moins une fois, elle voyait cette photographie de la Tour, la Tour se dressant au bout de son champ de roses, la Tour en pierre noire de suie sur fond de ciel tourmenté, les nuages fusant aux quatre points cardinaux, le long des deux Rayons qui subsistaient. Elle savait ce que chantaient les voix — commala ! commala ! comme-à-commala ! — mais elle n’avait pas le sentiment qu’elles chantaient pour elle, à son intention. Non, grand non, jamais de la vie. C’était le chant de Roland, et de Roland seul. Mais elle s’était mise à espérer que ça ne signifiait pas nécessairement qu’elle allait mourir entre maintenant et la fin de sa quête. Car elle avait elle aussi ses rêves.

10

Moins d’une demi-heure après le lever du soleil (bien à l’est, disons tous grand merci), un véhicule orange — un mélange de camion et de bulldozer — apparut à l’horizon et se dirigea vers eux, lentement mais sûrement, poussant devant lui une grande rafale de neige fraîche sur sa droite, qui alla encore surélever le remblai de ce côté. Susannah s’imagina que, lorsque l’engin atteindrait le croisement de la Route de la Tour et de La Ronde, Bill le Bègue (très vraisemblablement aux commandes de la pelleteuse) ferait un demi-tour et reprendrait le déblaiement dans l’autre sens. Peut-être qu’il avait pour habitude de faire une halte ici, non pas pour prendre un café, mais plutôt une bonne rasade d’huile de moteur. Cette idée la fit sourire. Autre chose la fit également sourire. Elle aperçut un haut-parleur, monté sur le toit du véhicule, diffusant à plein régime une chanson rock qu’elle connaissait très bien. Enchantée, Susannah éclata de rire.