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Plus tard, quand ils se furent tous entassés dans la cabine de la pelleteuse de Bill et qu’ils eurent pris le large, Mordred rampa jusqu’à la cabane. Il y resterait au moins deux jours, bâfrant les boîtes de conserve de la réserve de Dandelo — et mangeant aussi ailleurs, ce qu’il regretterait sa vie entière. Il passa ces deux jours à recouvrer des forces, car cette énorme tempête avait bien failli le tuer pour de bon. Il pensait que c’était sa haine qui l’avait maintenu en vie, sa haine et rien d’autre.

Ou peut-être était-ce la Tour.

Car il la sentait, lui aussi — cette pulsation, ce chant. Mais ce que Roland, Susannah et Patrick entendaient sur un mode majeur, Mordred l’entendait en mineur. Et là où ils entendaient une kyrielle de voix, lui n’en entendait qu’une. C’était la voix de son Père Rouge, l’appelant à lui. Lui ordonnant de tuer le jeune muet, et cette garce de merlette, et surtout le pistolero de Gilead, ce Papa Blanc négligent qui l’avait abandonné (bien sûr, son Papa Rouge l’avait abandonné, lui aussi, mais cette évidence ne traversa jamais l’esprit de Mordred).

Et lorsque la tuerie serait terminée, promit la voix dans un murmure, ils détruiraient la Tour Sombre et régneraient vaadasch ensemble, pour l’éternité.

Aussi Mordred mangea, car Mordred, lovait faim. Et Mordred dormit, car Mordred, lovait sommeil. Et lorsque Mordred se vêtit des vêtements chauds de Dandelo et qu’il s’engagea sur la Route de la Tour fraîchement déblayée, traînant derrière lui un gunna bien fourni et une luge — des boîtes de conserve, essentiellement — il était devenu un jeune homme de vingt ans environ en apparence, grand et bien bâti, dans la pleine force de sa jeunesse, avec pour seul défaut la cicatrice au flanc laissée par la balle de Susannah, et la tache rouge sang ornant son talon gauche. Ce talon, il se l’était promis, reposerait un jour sur la gorge de Roland. Un jour prochain.

CINQUIÈME PARTIE

LES CHAMPS ÉCARLATES DE CAN’-HA NO REY

CHAPITRE 1

La plaie et la porte

(au revoir, mon amie)

1

Dans les derniers jours de leur long périple, après que Bill — seulement Bill, désormais, non plus Bill le Bègue — les eut déposés à la Fédérale, aux limites des Terres Blanches, Susannah Dean fut soudain sujette à des crises de larmes imprévisibles. Elle sentait monter ces averses intempestives et prenait congé des autres, prétextant devoir s’isoler dans les buissons pour ses besoins naturels. Et là, elle s’asseyait sur un tronc d’arbre mort, se plongeait la tête dans les mains et laissait couler ses larmes. Si Roland se rendit compte de ce qui se passait — et il n’avait pu que remarquer ses yeux rouges, lorsqu’elle revenait sur la route — il ne fit aucun commentaire. Elle supposa qu’il avait vu clair dans son manège.

Le temps de Susannah dans l’Entre-Deux-Mondes — et dans le Monde Ultime — touchait presque à sa fin.

2

Bill les emmena dans sa jolie pelleteuse orange jusqu’à une baraque isolée en préfabriqué, avec un panneau fatigué qui indiquait :

ANTENNE FÉDÉRALE 19
SURVEILLANCE DE LA TOUR
INTERDICTION ABSOLUE
DE DÉPASSER CETTE ZONE

Elle supposait que, d’un point de vue technique, l’Antenne Fédérale 19 se situait toujours sur les Terres Blanches d’Empathica, pourtant l’air s’était considérablement réchauffé à mesure que la Route de la Tour descendait, et la neige au sol ne formait plus qu’un voile léger. Des bosquets d’arbres constellaient le paysage, mais Susannah avait l’intuition que le terrain serait bientôt complètement dégagé, comme les prairies du Midwest américain. Ils virent des buissons qui par temps plus clément devaient se recouvrir de baies — peut-être même de maquereines — mais pour l’heure ils étaient encore dénudés et claquaient dans le vent incessant. De part et d’autre de la Route de la Tour — qui autrefois avait été pavée, mais se réduisait aujourd’hui à deux ornières cabossées —, ils voyaient essentiellement des herbes hautes perçant la fine pellicule de neige. Elles chuchotaient dans le vent et Susannah reconnaissait leur chant : Comme-à-commala, la fin du voyage est presque là.

— Il se peut que je n’aille pas plus loin, leur dit Bill en coupant le moteur de la pelleteuse et en interrompant Little Richard en plein délire. Je dis pardon beaucoup beaucoup, comme on dit dans l’Arc des Terres Frontalières.

Le voyage leur avait pris une journée entière et la moitié d’une autre, et durant tout ce temps il les avait divertis avec ce qu’il appelait des « vieux succès ». Certains n’étaient pas vieux du tout, pour Susannah ; des chansons telles que Sugar Shack et Heat Wave passaient régulièrement à la radio, quand elle était rentrée de son escapade dans le Mississippi. Parmi les autres, certaines lui étaient totalement inconnues. La musique n’était plus stockée sur des vinyles ou des cassettes, mais sur de beaux disques argentés que Bill appelait des « cédés ». Il les poussait dans une fente dans le tableau de bord suréquipé de la pelleteuse et la musique était diffusée par au moins huit haut-parleurs différents. N’importe quelle musique lui aurait fait plaisir, du moins c’est ce qu’elle se disait, mais elle se sentit particulièrement transportée par deux morceaux qu’elle ne connaissait pas. Le premier était un petit rock surexcité et diablement joyeux intitulé She Loves You. L’autre, plus triste et pensif, avait pour titre Hey Jude. Roland avait l’air de connaître cet air, car il chantait en même temps, bien que ses paroles à lui fussent différentes de celles du groupe, qui s’élevaient dans les multiples baffles. Lorsqu’elle posa la question, Bill répondit à Susannah que le groupe s’appelait Les Biteul’s.

— Drôle de nom, pour un groupe de rock, fit-elle remarquer.

Assis à l’arrière avec Ote sur la minuscule banquette de la pelleteuse, Patrick lui tapota l’épaule. Elle se retourna et il tendit à hauteur des yeux de la jeune femme le dessin auquel il était en train de travailler. En dessous d’un portrait de Roland de profil, il avait inscrit : LES BEATLES, pas les Biteul’s.

— Ça reste un drôle de nom pour un groupe de rock, quelle que soit la manière dont tu l’écris, répéta Susannah, et une idée lui traversa l’esprit.

— Patrick, as-tu le don du shining ?

Lorsqu’il fronça les sourcils en levant les mains — geste qui signifiait je ne comprends pas — elle reformula sa question.

— Est-ce que tu peux lire dans mes pensées ?

Il haussa les épaules en souriant. Ce geste signifiait quant à lui je ne sais pas, mais elle avait dans l’idée que Patrick savait. Qu’il savait même très bien.

3

Ils atteignirent « la Fédérale » vers midi, et Bill leur servit un très bon déjeuner. Patrick engouffra le sien et alla s’asseoir à l’écart, Ote roulé en boule à ses pieds, et se mit à dessiner les autres, assis autour de la table de ce qui avait dû être la salle commune. Les murs de cette pièce étaient tapissés d’écrans de télé — plus de trois cents, estima Susannah. Ils avaient dû être conçus pour durer, car certains étaient toujours en état de marche. Ils diffusaient des images des collines et des environs vallonnés de la baraque, ou bien, pour la plupart, de la neige. Sur l’un des écrans, des lignes s’entrecroisaient en ondulant, ce qui donna mal au cœur à Susannah, à force de les fixer. Les écrans de neige, leur expliqua Bill, montraient autrefois des prises de vue en provenance de satellites en orbite autour de la Terre, mais les caméras embarquées avaient lâché longtemps auparavant. Celui aux ondulations capricieuses était plus intéressant, cependant. Bill leur raconta que, encore quelques mois plus tôt, on pouvait y voir la Tour Sombre. Puis, d’un seul coup, l’image avait disparu et il n’était resté que ces lignes.