— Ça n’a pas dû plaire au Roi Rouge, de passer à la télévision, commenta Bill. Surtout s’il savait qu’il allait y avoir de la visite. Vous ne revoulez pas un petit canapé ? Il y en a toute une cargaison, je vous assure. Non ? Un peu de soupe, peut-être ? Et toi, Patrick ? Tu es trop maigre, tu sais — beaucoup, beaucoup trop maigre.
Patrick tourna sa feuille vers eux, leur dévoilant un dessin de Bill s’inclinant devant Susannah, un plateau de petits canapés parfaitement ciselés dans une de ses mains d’acier, et dans l’autre une carafe de thé glacé. Comme toutes les œuvres de Patrick, celle-ci allait bien au-delà de la caricature, pourtant il l’avait réalisée avec une célérité et une vivacité dans le trait presque surnaturelles. Susannah applaudit. Roland sourit en opinant. Patrick eut un rictus ravi, serrant les dents afin que nul ne voie le trou derrière. Puis il lança le dessin par-dessus son épaule et en entama immédiatement un autre.
— Il y a tout un parc de véhicules, à l’arrière, leur signala Bill. Et bien que la plupart ne soient plus en état de fonctionner, certains marchent encore. Je peux vous donner un camion tout-terrain, et même si je ne peux garantir un trajet des plus reposants, je pense que vous pouvez compter sur lui pour vous emmener jusqu’à la Tour Sombre, qui ne se situe qu’à cent vingt roues d’ici.
Susannah sentit son estomac faire un grand looping. Cent vingt roues, ce qui représentait environ cent cinquante kilomètres, peut-être un peu moins. Ils étaient bel et bien proches. Tellement proches que c’en était effrayant.
— Je vous conseille de ne pas arriver à la Tour à la nuit tombée, poursuivit Bill. Du moins c’est ce que je pense, compte tenu du nouveau locataire. Mais qu’est-ce qu’une nuit de plus à camper au bord de la route, pour des voyageurs tels que vous ? Pas grand-chose, je dirais ! Mais même en tenant compte de cette dernière nuit sur la route (et sauf en cas de panne, ce qui est toujours possible, les dieux savent), vous devriez arriver en vue de votre but en milieu de matinée, au jour de demain.
Roland réfléchit longuement et posément. Susannah dut s’exhorter à respirer pendant l’attente, car une partie d’elle ne voulait pas.
Je ne suis pas prête, pensait cette partie d’elle. Et il y avait aussi cette partie plus profonde — la partie qui se rappelait dans les moindres détails et nuances ce qui était devenu un rêve récurrent (et évolutif) — qui pensait autre chose : Je ne suis pas censée y aller. Pas jusqu’au bout.
Roland finit par répondre.
— Je te remercie, Bill — nous disons tous grand merci, j’en suis certain —, mais nous allons devoir décliner cette aimable proposition. Si tu devais me demander pour quelle raison, je ne saurais quoi répondre. Hormis qu’une partie de moi pense que le jour de demain, c’est trop tôt. Cette partie de moi pense que nous devrions parcourir le reste du trajet à pied, comme nous l’avons fait jusqu’à présent.
Il inspira profondément, puis souffla.
— Je ne suis pas encore prêt à me retrouver là-bas. Pas tout à fait prêt.
Toi non plus, constata Susannah, sidérée. Toi non plus.
— Il me faut encore un peu de temps pour y préparer mon esprit et mon cœur. Peut-être même mon âme.
Il fouilla dans la poche arrière de son jean et en sortit la photocopie du poème de Robert Browning, laissé pour eux dans l’armoire à pharmacie de Dandelo.
— Il est écrit ici qu’il faut se rappeler les temps anciens, avant de s’engager dans une nouvelle bataille… ou dans le dernier combat. C’est bien dit. Et peut-être que tout ce dont j’ai vraiment besoin, c’est de ce dont parle ce poète — une bonne rasade de visions anciennes et heureuses. Je ne sais pas. Mais à moins que Susannah ait une objection, je pense que nous irons à pied.
— Susannah n’a pas d’objection, dit-elle calmement. Susannah dit qu’il faut faire ce que recommande le médecin. Là où Susannah pourrait avoir une objection, c’est si on la traîne derrière comme un vieux pot d’échappement foutu.
Roland lui adressa un sourire reconnaissant (et distrait) — il semblait s’être isolé d’elle, bizarrement, au cours des derniers jours — puis il se tourna vers Bill.
— Je me demandais si tu aurais un chariot, que je pourrais tirer ? Car il nous faudra prendre au moins un petit gunna… et il y a Patrick. Il ne pourra pas marcher tout le long.
Patrick afficha un air indigné. Il tendit un bras devant lui, serra le poing et banda les muscles. Le résultat — un minuscule œuf de caille saillant à hauteur du biceps — dut lui faire honte, car il baissa le bras sur-le-champ.
Susannah sourit et tendit la main pour lui tapoter le genou.
— Ne fais pas cette tête-là, trésor. Ce n’est pas ta faute, si tu t’es retrouvé enfermé pendant Dieu sait combien de temps comme Hansel et Gretel dans la cabane de l’horrible sorcière.
— Je suis sûr de pouvoir trouver ce genre de chose, le rassura Bill. Et ce que je n’ai pas, je peux le fabriquer. Ça me prendra une heure ou deux, tout au plus.
Roland fit un calcul rapide.
— Si nous partons d’ici avec encore cinq heures de lumière devant nous, nous serons peut-être en mesure de parcourir douze roues. Ce que Susannah appellerait treize ou quatorze kilomètres. Encore cinq jours à ce rythme raisonnablement soutenu, et nous atteindrons cette Tour que j’ai passé ma vie à chercher. J’aimerais y arriver au moment du coucher du soleil, si je le peux, car c’est l’heure à laquelle je l’ai toujours vue dans mes rêves. Susannah ?
Et la voix à l’intérieur — cette voix profonde — chuchota : Quatre nuits. Quatre nuits à rêver. Ça devrait être assez. Peut-être même plus qu’assez. Bien sûr le ka voudrait intervenir. S’ils s’étaient bel et bien placés hors de son influence, ça n’arriverait pas — ça ne pourrait pas arriver. Mais Susannah pensait à présent que le ka influait sur tout, même sur la Tour Sombre. Peut-être même était-il incarné par la Tour Sombre.
— Ça me va, dit-elle d’une toute petite voix.
— Patrick ? demanda Roland. Qu’en dis-tu ?
Patrick haussa les épaules et agita une main dans leur direction, en levant à peine les yeux de son bloc. Tout ce que vous voudrez, signifiait ce geste. Susannah avait l’impression que Patrick ne comprenait pas grand-chose à cette histoire de Tour Sombre, et qu’il s’en moquait. Et pourquoi s’en serait-il soucié ? Il était libéré du monstre, et il avait le ventre plein. Voilà qui lui suffisait. Il avait perdu sa langue, mais il pouvait dessiner tout son soûl. Elle était persuadée que pour Patrick ça paraissait un marché équitable. Et pourtant… et pourtant…
Lui non plus n’est pas censé y aller. Ni lui, ni Ote, ni moi. Mais qu’adviendra-t-il de nous, alors ?