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Elle n’en savait rien, mais elle ne s’en inquiétait bizarrement pas. Le ka le dirait. Le ka, et ses rêves.

4

Une heure plus tard, les trois humes, le bafouilleux et Bill le robot se tenaient agglutinés autour d’un chariot découpé en deux qui évoquait une version légèrement plus grande du Taxi de Luxe de Ho Fat. Les roues étaient hautes mais étroites, et tournaient magnifiquement. Susannah se dit que, même chargé à ras bord, il serait aussi léger à tracter qu’une plume. Du moins tant que Roland serait en forme. Il dépenserait indéniablement de l’énergie à le tirer à flanc de colline, mais dans la mesure où ils mangeraient les vivres qu’ils transportaient, le Ho Fat II serait bientôt de plus en plus léger… et elle ne pensait pas qu’ils rencontreraient beaucoup de collines, de toute manière. Ils étaient arrivés sur les terres dégagées, les terres de prairie. Les crêtes enneigées et boisées étaient derrière eux. Bill lui avait dégoté un petit véhicule électrique qui tenait plus du scooter que de la voiturette de golf. C’en était fini pour elle d’être traînée « comme un vieux pot d’échappement foutu ».

— Si vous me donnez encore une demi-heure, je peux lisser ça, dit Bill en passant sa main à trois doigts d’acier sur le bord inégal, là où il avait découpé en deux le wagon pour en faire le Ho Fat II.

— Nous disons grand merci, mais ce ne sera pas nécessaire, intervint Roland. Nous poserons une ou deux peaux par-dessus, ça ira très bien.

Il est impatient de repartir, se dit Susannah, et après tout ce temps, comment ne pas l’être ? Moi-même je ne demande qu’à m’en aller.

— Eh ben, si vous le dites, répondit Bill d’un air mécontent. J’imagine que je déteste l’idée de vous voir partir. Quand reverrai-je des humes ?

Aucun d’eux ne répondit à cette question. Ils n’en savaient rien.

— Il y a une sirène très puissante, sur le toit, reprit Bill en désignant la Fédérale. Je ne sais pas quel genre de danger elle était censée signaler — des fuites radioactives, peut-être bien, ou une attaque quelconque — mais ce que je sais, c’est que le son portera sur cent roues au moins. Voire plus, si le vent souffle dans la bonne direction. Si je devais voir ce gaillard qui vous suit, ou si les détecteurs de mouvement encore en état devaient le repérer, je déclencherai l’alarme. Vous l’entendrez peut-être.

— Merci, dit Roland.

— En y allant en camion, vous le distanceriez sans difficulté, fit remarquer Bill. Vous arriveriez à la Tour sans avoir eu à le revoir.

— C’est assez vrai, admit Roland, mais sans faire mine une seconde de changer d’avis, ce qui réjouit Susannah.

— Que ferez-vous de celui que vous appelez son Père Rouge, si c’est bien lui qui commande Can’-Ka No Rey ?

Roland secoua la tête, bien qu’il eût évoqué ce cas de figure avec Susannah. Il pensait qu’il leur serait peut-être possible d’encercler la Tour de loin, et de s’approcher de sa base en choisissant un angle invisible depuis le balcon où était retenu le Roi Cramoisi. Alors ils pourraient se frayer un chemin jusqu’à la porte située en dessous de lui. Ils ne sauraient si ce plan était réalisable qu’une fois qu’ils verraient la Tour et la configuration des alentours, bien sûr.

— Eh bien, il y aura de l’eau, si Dieu le veut, dit le robot anciennement connu sous le nom de Bill le Bègue, en tout cas c’est ce que disaient les anciens. Et peut-être vous re-verrai-je, du moins dans la clairière au bout du sentier. Si les robots sont autorisés à s’y rendre. J’espère que ce sera le cas, car il y a tant de gens que j’ai connus, que j’aimerais revoir.

Il avait l’air si triste et délaissé que Susannah s’approcha de lui et tendit les bras pour qu’il la soulève, sans penser une seconde à ce qu’avait d’absurde l’envie de câliner un robot. Mais il la souleva, et elle le câlina — et avec une certaine ardeur. Bill compensait le mauvais souvenir laissé par le vicieux Andy, de Calla Bryn Sturgis, et rien que pour cette raison il méritait une bonne embrassade. Tandis que ses bras se refermaient autour de la jeune femme, il vint à l’esprit de cette dernière que Bill pouvait la briser en deux, avec ces bras en acier et titane, s’il lui en prenait l’envie. Mais l’envie ne lui en prit pas. Il fut très doux.

— Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes, Bill, dit-elle. Que tout aille bien pour toi, et nous le souhaitons tous.

— Merci, madame, répondit-il en la reposant. Je dis grand-mère, je dis grand-mère, je dis — wiiiiip ! fit-il en se frappant la tête, dans un grand fracas métallique — Je dis grand merci bien sincèrement.

Il marqua une pause.

— J’ai pourtant réparé ce bégaiement, je dis vrai, mais comme je vous l’ai peut-être déjà dit, je ne suis pas dépourvu d’émotions.

5

Patrick les surprit tous les deux en choisissant de marcher pendant près de quatre heures à côté de la voiturette électrique de Susannah, au bout desquelles il se sentit fatiguer et monta à bord de Ho Fat II. Ils écoutèrent attentivement, s’attendant à tout moment à entendre résonner la sirène les avertissant que Bill avait vu Mordred (ou que les instruments de la Fédérale l’avaient détecté), mais rien ne se produisit… et pourtant le vent soufflait dans leur direction. Lorsque arriva le crépuscule, ils avaient laissé derrière eux les dernières traces de neige. Le paysage continuait de s’aplanir, et leurs ombres s’y projetaient de plus en plus longues.

Lorsqu’ils finirent par établir leur campement pour la nuit, Roland ramassa suffisamment de buissons pour allumer un feu et Patrick, qui s’était assoupi, se réveilla cependant assez longtemps pour engouffrer un énorme repas à base de grosses saucisses et de haricots blancs (en voyant les fayots disparaître dans la bouche sans langue de Patrick, Susannah nota mentalement de penser à ne pas poser sa peau de cerf sous le vent, et derrière Patrick, quand viendrait l’heure de dormir). Elle et Ote mangèrent de bon cœur, mais Roland toucha à peine au contenu de son assiette.

Lorsque le dîner fut terminé, Patrick s’empara de son bloc et se remit à dessiner, fronça les sourcils en constatant l’état de son crayon, puis tendit la main vers Susannah. Elle savait ce qu’il voulait, et sortit le bocal en verre du petit sac d’effets personnels qu’elle gardait sur l’épaule. Elle y tenait car s’y trouvait l’unique taille-crayon de leur gunna, et qu’elle craignait que Patrick le perde. Bien sûr, Roland pourrait aiguiser ses crayons de la pointe de son couteau, mais cela altérerait la qualité des mines. Elle renversa le bocal, faisant rouler dans le creux de sa paume les gommes et les trombones, ainsi que l’objet de sa recherche. Puis elle le tendit à Patrick, qui aiguisa son crayon de quelques tours de poignet brefs et précis, puis lui rendit son bien et s’empressa de retourner au travail. Susannah contempla pendant quelques instants les petites gommes de caoutchouc rose et se demanda une nouvelle fois ce qui avait bien pu pousser Dandelo à prendre la peine de toutes les couper. Pour narguer le garçon ? Ça n’avait visiblement pas marché. Plus tard dans sa vie, peut-être, lorsque les connexions sublimes entre son cerveau et ses mains de génie se rouilleraient quelque peu (lorsque le monde minuscule mais indéniable de son talent aurait changé), Patrick aurait peut-être besoin de gommes. Pour l’heure, même ses erreurs persistaient à être des sources d’inspiration.

Il ne dessina pas longtemps. Lorsque Susannah le vit dodeliner de la tête au-dessus de son œuvre, dans l’éclat orange du coucher de soleil finissant, elle retira la feuille de ses doigts consentants et coucha le jeune garçon à l’arrière du chariot (calé contre un rocher providentiel qui saillait du sol). Puis elle le recouvrit de peaux de cerfs et l’embrassa sur la joue.