Tout engourdi de sommeil, Patrick tendit le bras et toucha la plaie près de la bouche de Susannah. Elle grimaça, mais ne recula pas sous la caresse. Le bouton avait de nouveau fait une croûte, mais les élancements étaient terribles. Même sourire la faisait souffrir, ces derniers jours. La main retomba et Patrick se rendormit.
Les étoiles s’étaient levées. Roland scrutait le ciel d’un air captivé.
— Qu’est-ce que tu vois ? lui demanda-t-elle.
— Qu’est-ce que toi, tu vois ? répondit-il.
Elle leva la tête vers la voûte céleste étincelante.
— Eh bien, dit-elle, nous avons le Vieil Astre et la Vieille Mère, mais on dirait qu’ils se sont déplacés à l’ouest. Et là — oh mon Dieu !
Elle posa les mains sur les joues mal rasées du Pistolero (il semblait ne jamais avoir de vraie barbe, il piquait juste un peu) et lui tourna le visage.
— Cette constellation n’était pas là, quand on a quitté le rivage de la Mer Occidentale, je sais qu’elle n’était pas là. Cette constellation-là, elle vient de notre monde, Roland — on l’appelle la Grande Ourse !
Il hocha la tête.
— Et autrefois, si l’on en croit les plus vieux livres de la bibliothèque de mon père, elle apparaissait également dans le ciel de notre monde. On l’appelait l’Ourse de Lydia. Et voici qu’elle est de retour.
Il se tourna vers Susannah, le sourire aux lèvres.
— Encore un signe de vie et de renouveau. Comme le Roi Cramoisi doit détester lever les yeux de sa prison, pour la voir de nouveau chevaucher les cieux !
Peu de temps après, Susannah s’endormit. Et rêva.
Elle est de nouveau à Central Park, sous un ciel gris et lumineux, d’où se mettent à tourbillonner les premiers flocons de neige. Non loin, une chorale chante non pas Ô Douce Nuit, cette fois-ci, ou What Child Is This, mais la Chanson du Riz : « Le riz nous tombe dans les bras, dans nos poches tout droit, Mam’zelle et son dam’zeau, couchés dans les roseaux. » Elle retire son bonnet, avec la peur irrationnelle qu’il ne soit plus le même, mais il est toujours écrit JOYEUX NOËL ! et
(pas de jumeaux ici)
elle en est soulagée.
Elle regarde autour d’elle, et voit Eddie et Jake debout là, lui souriant de toutes leurs dents. Ils sont tête nue ; c’est elle qui a leurs bonnets. Elle qui a fait un mélange de leurs bonnets.
Eddie est vêtu d’un sweat-shirt qui dit JE BOIS DU Nozz-A-LA !
Jake en porte un qui dit JE CONDUIS UNE TAKURO SPIRIT !
Rien de tout ça n’est vraiment nouveau. Mais ce qu’elle aperçoit derrière eux, près d’une ruelle débouchant sur la 5e Avenue, est en revanche tout à fait nouveau. Il s’agit d’une porte d’environ deux mètres de haut, taillée dans du bois de fer massif, à première vue. Le bouton est d’or massif, et est orné en filigrane d’un motif que la dame pistolero finit par reconnaître : deux crayons en croix. Des Eberhard-Faber #2, à n’en pas douter. Et dont les gommes ont été coupées.
Eddie lui tend un gobelet de chocolat chaud. C’est le chocolat parfait, mit schlag sur le dessus, et une pluie de noix de muscade râpée pailletant la crème.
— Tiens, dit-il, je t’ai apporté du chocolat chaud.
Elle ignore son offre. Elle est fascinée par la porte.
— C’est la même que celles qu’on a vues sur la plage, n’est-ce pas ? demande-t-elle.
— Oui, répond Eddie.
— Non, répond Jake, d’une même voix.
— Tu verras par toi-même, disent-ils à l’unisson, et ils se sourient, ravis.
Elle passe devant eux. Sur les portes par lesquelles Roland les avait tirés à lui, étaient respectivement gravées les inscriptions LE PRISONNIER, LA DAME D’OMBRES et LE POUSSEUR. Sur celle-ci, elle lit
Et en dessous :
Elle se retourne vers eux, mais ils ont disparu.
Central Park a disparu.
Elle contemple la décrépitude de Lud, elle contemple les terres perdues.
Et, portés par une brise glaciale et amère, elle entend sept mots murmurés : « La fin est presque là… dépêche-toi… »
Elle se réveilla dans un état proche de la panique, se répétant Il faut que je le quitte… et je ferais mieux de le faire avant même qu’apparaisse sa Tour Sombre à l’horizon. Mais où irai-je ? Et comment le laisser affronter seul à la fois Mordred et le Roi Cramoisi, avec Patrick pour seule aide ?
Cette perspective met au jour une amère certitude : s’il devait y avoir une épreuve de force, Ote se révélerait sans doute plus précieux pour Roland que Patrick. Le bafouilleux avait prouvé de quel métal il était fait en maintes occasions et aurait été digne du titre de pistolero, s’il avait eu un pistolet… et la main pour dégainer ledit pistolet. Alors que Patrick… Patrick était un… eh bien, un pastelero. Plus rapide que les flammes bleues, il est vrai, mais on ne tuait pas grand monde avec un Eberhard-Faber, à moins qu’il soit très bien taillé.
Elle s’était assise. Appuyé contre son petit scooter et montant la garde, Roland n’avait rien remarqué. Et elle ne voulait pas qu’il remarque quoi que ce soit. Il y aurait des questions. Elle se rallongea, tirant ses peaux contre elle et repensant à leur première chasse. Elle se rappela comment le jeune cerf avait viré de trajectoire pour venir droit sur elle, et comment elle l’avait décapité avec un Oriza. Elle se remémora le sifflement dans l’air frais, ce sifflement produit par le vent qui venait se glisser à travers la petite attache située sous le plat, cette petite attache qui ressemblait tellement au taille-crayon de Patrick. Elle se dit que son esprit essayait d’établir un lien, mais elle était trop épuisée pour deviner de quel lien il pouvait s’agir. Et peut-être aussi qu’elle essayait trop fort. Et si tel était le cas, qu’est-ce qu’elle pouvait bien y faire ?
Il y avait au moins une chose qu’elle savait, qu’elle avait retenue de leur séjour à Calla Bryn Sturgis. Le sens des symboles inscrits sur la porte était : DÉROBÉE.
La fin est presque là. Dépêche-toi.
C’est le lendemain que vinrent ses premières larmes.
Il y avait encore au bord de la route des tas de buissons derrière lesquels elle pouvait aller se réfugier pour ses besoins naturels (et pleurer tout son soûl, quand elle ne parvenait plus à se retenir), mais le terrain continuait de s’aplanir et de se dégager. Lors de leur deuxième jour de route, vers midi, Susannah aperçut ce qu’elle prit d’abord pour l’ombre d’un nuage qui se déplaçait sur la terre, loin devant, à ce détail près que le ciel était d’un bleu limpide, d’un bout à l’autre. Puis la grande tache noire se mit à virer de bord, pas du tout à la manière d’un nuage. Elle retint son souffle et immobilisa son petit scooter électrique.