— Qu’il en soit ainsi qu’il se doit, dit le Pistolero, comme le lui avait dit autrefois sa mère. Qu’il en soit ainsi, et chut, laissons le ka œuvrer.
— Tu disais que nous étions au-delà du ka.
Il la berça dans ses bras, la berça encore, et cela lui fit du bien. Elle s’en sentit apaisée.
— J’avais tort, dit Roland. Comme tu le sais.
C’était son tour de prendre la première garde, la troisième nuit. Elle scrutait les alentours derrière eux, au nord-ouest le long de la Route de la Tour, lorsqu’une main lui agrippa l’épaule. La terreur bondit dans son esprit comme un diable jaillissant d’une boîte
(il est dans mon dos oh mon Dieu Mordred m’a surprise par-derrière et il est en araignée !)
et sa main sauta sur son arme et la dégagea du holster.
Patrick se recula vivement, son propre visage tordu par la terreur, levant les mains devant lui. S’il avait crié, il aurait sans doute réveillé Roland, et tout aurait été différent. Mais il avait trop peur pour crier. Il émit un son de gorge grave, rien de plus.
Elle abaissa son pistolet, lui montra ses mains vides, puis l’attira contre elle et le serra dans ses bras. Elle le sentit d’abord se raidir — encore affolé — puis se détendre, au bout de quelques instants.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ? demanda-t-elle, sotto voce.
Puis, reprenant inconsciemment à son compte l’expression de Roland, elle ajouta :
— Qu’est-ce qui t’esgrafigne ?
Il s’écarta d’elle et pointa la main plein nord. Au début elle ne comprit pas, puis aperçut les lumières orange qui dansaient et fusaient tous azimuts. Elle estima qu’elles se trouvaient à sept ou huit kilomètres au moins, et elle se demanda comment elle avait pu ne pas les voir plus tôt.
Toujours à voix basse, afin de ne pas réveiller Roland, elle dit :
— Ce sont juste des loupiotes, trésor — ils ne peuvent pas te faire de mal. Roland les appelle des hobs. C’est comme des feux follets, en quelque sorte.
Mais il n’avait aucune idée de ce qu’étaient des feux follets ; elle le lut dans son regard incertain. Elle décida de lui répéter qu’ils ne lui feraient aucun mal, et que jamais les hobs ne s’étaient approchés plus près. Et lorsqu’elle les contempla de nouveau, ils s’éloignèrent en sautillant, et bientôt la plupart eurent disparu. Peut-être les avait-elle écartés par la pensée. Autrefois cette idée l’aurait fait hurler, mais plus maintenant.
Patrick se détendit peu à peu.
— Pourquoi tu ne retournerais pas dormir, mon chou ? Il faut que tu te reposes.
Et elle aussi avait besoin de repos, mais elle le craignait, en même temps. Bientôt elle réveillerait Roland, et irait dormir, et alors le rêve viendrait. Les fantômes de Jake et d’Eddie la fixeraient de ce regard frénétique, plus anxieux que jamais. Voulant qu’elle sache quelque chose qu’elle ne savait pas, et ne pouvait savoir.
Patrick secoua la tête.
— Pas encore sommeil ?
Il secoua de nouveau la tête.
— Alors pourquoi tu ne dessinerais pas un peu ?
Dessiner le détendait toujours.
Patrick opina en souriant, puis se rendit jusqu’au Ho Fat II pour prendre son bloc en cours, marchant à grands pas de loup un peu exagérés, pour ne pas réveiller Roland. Ce qui fit sourire Susannah. Patrick avait toujours envie de dessiner. Elle se disait que c’était une des choses qui l’avaient maintenu en vie, dans la cave de la cabane de Dandelo, de savoir que de temps à autre cette vieille ordure allait lui donner une feuille et un de ces crayons. Il était aussi accro au dessin qu’Eddie l’avait été à l’héroïne, dans ses pires années — sauf que la drogue de Patrick était une ligne… de graphite.
Il s’assit et se mit à dessiner. Susannah reprit son tour de garde, mais sentit bientôt un fourmillement lui parcourir tout le corps, comme si c’était elle qui était surveillée. Elle repensa à Mordred, puis sourit (ce qui lui fit mal ; avec cette plaie de nouveau en train de gonfler, sourire lui faisait toujours mal). Pas Mordred ; Patrick. C’était Patrick qui l’observait.
Patrick qui la dessinait.
Elle resta assise, immobile, pendant une vingtaine de minutes, puis la curiosité l’emporta. Pour Patrick, vingt minutes suffiraient pour refaire La Joconde, peut-être même avec toutes les fresques de la Basilique Saint-Pierre en fond, pour faire bonne mesure. Ce fourmillement était tellement étrange, c’était une sensation presque plus physique que mentale.
Elle s’approcha de lui, mais Patrick commença par serrer la feuille contre son torse, avec une timidité inhabituelle. Pourtant il voulait qu’elle regarde ; c’était là, dans ses yeux. C’était presque un regard d’amour, mais elle se dit que c’était de la Susannah qu’il avait dessinée qu’il était tombé amoureux.
— Allez, trésor, dit-elle en posant la main sur le bloc.
Mais elle n’avait pas l’intention de le lui retirer contre son gré, même si c’était peut-être ce qu’il souhaitait, au fond. C’était lui, l’artiste. C’est à lui que revenait entièrement la décision de montrer ou pas son travail.
— S’il te plaît ?
Il garda le dessin contre sa poitrine un petit moment. Puis, timidement, sans la regarder — il le lui tendit. Elle le prit et se regarda. Pendant une seconde, elle eut le souffle coupé, tant le dessin était bon. Les yeux larges. Les pommettes hautes, que son père appelait « les joyaux d’Éthiopie ». Les lèvres pleines, qu’Eddie aimait tant embrasser. C’était elle, elle tout craché… mais c’était aussi plus qu’elle. Elle n’aurait jamais cru que l’amour pût rayonner avec une telle transparence des lignes tracées par un crayon, pourtant cet amour était là, oh, elle disait vrai, elle disait tellement vrai et sincère. L’amour de ce garçon pour la femme qui l’avait sauvé, qui l’avait tiré de ce trou noir où il serait probablement mort. L’amour pour elle en tant que mère, l’amour pour elle en tant que femme.
— Patrick, c’est merveilleux ! s’exclama-t-elle.
Il la considéra d’un air inquiet. Dubitatif. Vraiment ? lui demandaient ces yeux, et elle comprit soudain que lui seul — le pauvre petit Patrick incertain à l’intérieur, lui qui avait toujours vécu avec ce don et le considérait par conséquent comme acquis — doutait de la beauté simple et limpide de ce qu’il avait fait. Dessiner le rendait heureux, lui. Il l’avait toujours su. Mais que ses dessins puissent rendre d’autres heureux… il lui faudrait un moment pour se faire à cette idée-là. Elle se demanda une nouvelle fois combien de temps Dandelo l’avait retenu ainsi, et comment cette vieille pourriture avait rencontré Patrick, la première fois. Elle imaginait qu’elle ne le saurait jamais. En attendant, il lui paraissait très important de convaincre le garçon de sa valeur.
— Oui, confirma-t-elle. Oui, c’est effectivement merveilleux. Tu es un artiste de grand talent, Patrick. Regarder ce dessin me procure beaucoup de bonheur.
Cette fois-ci, il oublia de serrer les dents. Et ce sourire, avec ou sans langue, était si splendide qu’elle aurait pu le manger. À côté de ce sourire, toutes ses peurs et ses angoisses lui parurent soudain dérisoires.
— Je peux le garder ?
Patrick hocha la tête avec empressement. D’une main il esquissa un moulinet dans sa direction qui signifiait : Vas-y, déchire-le du bloc ! Prends-le ! Garde-le !