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Elle le prit, puis s’immobilisa. L’amour de Patrick (et son crayon) l’avait rendue belle. La seule chose venant gâcher cette beauté était cette excroissance noire près de sa bouche. Elle fit pivoter le dessin vers lui, tapota l’emplacement de la plaie, puis la toucha sur son propre visage. Et fit la grimace. Le moindre effleurement la faisait souffrir.

— C’est la seule chose qui cloche, dit-elle.

Il haussa les épaules, levant ses mains ouvertes à hauteur des épaules, et elle ne put s’empêcher de rire. Une réplique tirée d’un vieux film lui vint à l’esprit : Je peins ce que je vois.

Sauf qu’il ne s’agissait pas de peinture, et elle se rendit soudain compte qu’il pouvait se débarrasser de cette fichue horreur. Sur le papier, du moins.

Alors elle sera ma jumelle, se dit-elle dans un élan d’affection. Ma bonne moitié. Ma jolie sœur jum…

Et soudain elle comprit…

Tout ? Comprit tout ?

Oui, se dirait-elle bien plus tard. Pas de manière cohérente, pas sous forme d’équation — si a+b=c, alors c-b=a et c-a=b — mais oui, elle comprit tout. Elle intuita tout. Pas étonnant que l’Eddie et le Jake de son rêve se soient montrés impatients. C’était tellement évident.

Patrick, qui lui tirait le portrait.

Et ce n’était pas la première fois qu’elle se retrouvait tirée.

Roland l’avait tirée dans son monde… par la magie.

Eddie l’avait tirée à lui par l’amour.

Tout comme Jake.

Doux Jésus, avait-elle cheminé si longtemps, et traversé tant d’épreuves, sans savoir ce qu’était réellement le ka-tet. Ce qu’il signifiait ? Le ka-tet, c’était la famille.

Le ka-tet, c’était l’amour.

Tirer le portrait, c’était dessiner avec un crayon, ou du fusain.

Tirer au pistolet, c’était leur voie à tous, depuis que Roland les avait tirés de leurs mondes respectifs.

Attirer, c’était aussi fasciner, envoûter, tirer en avant. Sortir quelqu’un de soi.

Les Drawers (et il lui apparut soudain clairement que ce terme signifiait « tireur », mais aussi « dessinateur », en anglais), c’était là que Detta allait se satisfaire. Là qu’elle attirait les hommes.

Patrick, ce jeune génie sans langue, enfermé dans le désert. Libéré par son art. Patrick le « drawer ». Et maintenant ? Maintenant ?

Maintenant, voici venue l’heure des grandes occasions, se dit Susannah/Odetta/Detta, et elle alla chercher dans sa poche le petit bocal, sachant exactement ce qu’elle faisait, et pour quoi elle le faisait.

Lorsqu’elle retendit le bloc à Patrick sans en avoir arraché son portrait, Patrick eut un air très déçu.

— Nenni, nenni, dit-elle (et d’une voix qu’elles partageaient toutes). C’est juste que je voudrais que tu fasses quelque chose, avant de le prendre pour ma ravissante, pour ma précieuse, pour mon éternelle, pour le garder et me rappeler à quoi je ressemblais, dans ce et dans ce quand.

Elle lui tendit l’un des petits morceaux de caoutchouc rose, comprenant maintenant pourquoi Dandelo les avait découpés. Car il avait une excellente raison à cela.

Patrick prit ce qu’elle lui donnait, et fit tourner le petit bout moelleux entre ses doigts, en fronçant les sourcils, comme s’il n’avait jamais vu de sa vie une chose pareille. Susannah était sûre que si, pourtant, mais combien d’années auparavant ? Savait-il combien il avait été près de se débarrasser de son bourreau, une fois pour toutes ? Et pourquoi Dandelo ne l’avait-il pas tué tout simplement, à l’époque ?

Parce qu’une fois qu’il lui avait retiré les gommes, il pensait être à l’abri, en conclut-elle.

Patrick l’observait, perplexe. Bouleversé, même.

Susannah s’assit à ses côtés et désigna la plaie, sur le dessin. Puis elle plaça délicatement les mains autour du poignet de Patrick et l’approcha du papier. Il commença par résister, puis la laissa guider la main qui tenait la petite gomme rose.

Elle repensa à l’ombre sur la terre, cette ombre qui n’était pas une ombre du tout, mais un troupeau de grandes bêtes hirsutes que Roland appelait bannocks. Elle se rappela cette impression qu’elle pouvait sentir la poussière… au moment précis où Patrick s’était mis à dessiner la poussière. Et elle se rappela également que, quand Patrick avait dessiné le troupeau de plus près (ah, la licence artistique, disons tous grand merci), il avait paru plus près. Elle se rappela s’être dit que ses yeux s’étaient habitués et avaient vu plus clairement, et sa propre stupidité la stupéfia. Comme si les yeux pouvaient s’adapter à la distance comme ils s’adaptaient à l’obscurité.

Non, c’est Patrick qui les avait rapprochés. Il les avait rapprochés en les dessinant plus près.

Lorsque la main tenant la gomme fut sur le point d’entrer en contact avec le papier, elle retira sa propre main — il fallait que ce soit l’œuvre de Patrick, et de Patrick seul, elle en était convaincue. Elle fit un mouvement de va-et-vient avec ses doigts, mimant ce qu’elle voulait. Il ne comprit pas. Elle mima de nouveau, puis désigna la plaie près de sa lèvre charnue.

— Fais-la disparaître, Patrick, dit-elle, surprise par la fermeté de sa propre voix. C’est laid, fais-la disparaître.

Elle esquissa de nouveau un mouvement de va-et-vient dans l’air.

— Efface-la.

Cette fois-ci, il comprit. Elle vit une lueur passer dans ses yeux. Il tendit le moignon rose vers elle. Il était d’un rose parfait — sans une souillure de graphite. Il la fixa, les sourcils arqués, comme pour demander si elle était sûre.

Elle hocha la tête.

Patrick posa la gomme sur le point noir sur la feuille et se mit à gommer, d’abord avec précaution. Puis, voyant ce qui se produisait, il s’affaira avec plus d’entrain.

14

Elle ressentit la même sensation de fourmillement, à la différence près que, lorsqu’il dessinait, elle parcourait tout son corps. Cette fois-ci, elle était localisée en un point précis, à droite de sa bouche. Quand Patrick se mit à gommer avec plus d’énergie, le fourmillement se transforma en monstrueuse démangeaison. Elle dut enfoncer les mains profondément dans la poussière pour s’empêcher de les porter à son visage et de gratter sauvagement, quitte à se déchirer la joue et à inonder les alentours de sang bouillonnant.

Encore quelques secondes et c’est fini, forcément, il fautque ça s’arrête, oh mon Dieu je Vous en supplie FAITES QUE ÇA S’ARRÊTE…

Pendant ce temps, Patrick semblait avoir complètement oublié la jeune femme. Les cheveux pendant de part et d’autre du visage et le cachant en grande partie, il contemplait son dessin, totalement absorbé par son nouveau jouet tellement merveilleux. Il effaçait délicatement… puis un peu plus fort (la démangeaison s’intensifiait nettement), puis à nouveau doucement. Susannah eut envie de hurler. Tout à coup, la démangeaison était partout. Elle lui brûlait le front, galopait sur les globes humides de ses yeux comme deux nuages jumeaux de moucherons, elle frissonnait sur ses tétons, les durcissant instantanément.