Je vais hurler, je ne peux pas m’en empêcher, il faut que je hurle…
Elle venait d’inspirer pour pousser un cri sauvage lorsque, subitement, la démangeaison cessa. La douleur avait disparu, elle aussi. Elle leva la main en direction de sa joue, puis hésita.
Je n’ose pas.
Tu fe’ais mieux d’oser, ma fille ! lança Detta avec indignation. Ap’ès tout c’que t’as encaissé — tout c’qu’on a encaissé — i’doit bien t’ester assez de moelle pour toucher ton p’op’e visage, espèce de ga’ce !
Elle posa les doigts sur la peau. La peau lisse. Cette plaie qui l’avait tant tourmentée depuis Tonnefoudre avait maintenant disparu. Et elle savait qu’en se regardant dans un miroir ou une flaque d’eau immobile, elle ne verrait même pas trace d’une quelconque cicatrice.
Patrick travailla encore un peu — d’abord avec la gomme, puis avec le crayon, puis à nouveau avec la gomme — mais Susannah ne ressentit aucune démangeaison, pas même le plus léger fourmillement. C’était comme si, passé un certain point critique, les sensations disparaissaient tout bonnement. Elle se demanda quel âge pouvait avoir Patrick quand Dandelo avait décapité tous les crayons, quatre ans ? Six ans ? Jeune, en tout cas. Elle était certaine que ce regard d’étonnement qu’il avait porté sur la gomme n’était pas feint ; pourtant, dès qu’il en eut une en main, il s’en servit très vite comme un vieux professionnel.
Peut-être que c’est comme le vélo, se dit-elle. Une fois qu’on a appris, on n’oublie jamais complètement.
Elle se montra aussi patiente que possible ; au bout de cinq minutes interminables, sa patience fut récompensée. Le sourire aux lèvres, Patrick retourna la feuille et lui montra le dessin. Il avait complètement effacé la plaie et estompé la zone alentour, de sorte que la peau était parfaitement uniforme. Il avait pris soin de bien nettoyer tous les petits dépôts de caoutchouc.
— Très joli, dit-elle — mais c’était plutôt merdique, comme compliment à un génie, pas vrai ?
Aussi se pencha-t-elle en avant, passa-t-elle les bras autour du garçon, puis l’embrassa-t-elle fermement sur la bouche.
— Patrick, c’est magnifique.
Le rouge lui monta si vite et si fort aux joues qu’elle en fut d’abord un peu alarmée, se demandant s’il n’était pas en train de faire une attaque, en dépit de son jeune âge. Mais il avait le sourire en lui tendant le bloc d’une main, et en lui faisant signe de l’autre de déchirer la feuille, à grand renfort de moulinets. Il voulait qu’elle la prenne. Il voulait qu’elle l’ait près d’elle.
Susannah détacha le dessin avec beaucoup de précautions, se demandant dans un recoin sombre de son esprit ce qui arriverait si elle le déchirait — si elle se déchirait — en plein milieu. Elle remarqua alors qu’il n’y avait sur son visage à lui ni étonnement, ni surprise, ni peur. Il n’avait pu que voir ce furoncle près de sa bouche, car cette saleté lui avait mangé la moitié du visage depuis qu’il la connaissait, et qu’il l’avait dessinée avec une précision quasi photographique. À présent elle avait disparu — ce que lui avaient révélé ses doigts inquisiteurs — pourtant Patrick ne montrait aucune émotion, du moins concernant ce détail. La conclusion à en tirer lui parut limpide. En l’effaçant de son dessin, il l’avait aussi effacée de son esprit et de son souvenir.
— Patrick ?
Il la regarda en souriant. Heureux de la voir heureuse. Et Susannah était en effet très heureuse. Le fait qu’elle fût aussi morte de peur n’y changeait absolument rien.
— Tu voudrais bien me dessiner autre chose ?
Il fit oui de la tête. Il écrivit quelque chose sur son bloc, et le tourna vers elle afin qu’elle le vît.
Elle considéra le point d’interrogation pendant un instant, puis leva les yeux vers lui. Le vit qui serrait la gomme, son nouveau jouet tellement merveilleux, qu’il la serrait même très fort.
— Je voudrais que tu me dessines quelque chose qui n’est pas là.
Il pencha la tête de côté d’un air interrogateur. Elle sourit légèrement, en dépit du martèlement assourdissant de son cœur dans sa poitrine — Ote faisait parfois cette tête-là, quand il n’était pas certain à cent pour cent de ce qu’elle voulait.
— Ne t’inquiète pas, je vais t’expliquer.
Et c’est ce qu’elle fit, avec beaucoup de soin. Patrick écoutait. À un moment, Roland entendit la voix de Susannah et se réveilla. Il s’approcha d’elle dans la lumière rouge diffuse des braises de leur feu de camp. Au bout de quelques secondes, il regarda ailleurs, avant de tourner la tête vers elle en un éclair, les yeux écarquillés. Jusqu’à cet instant, elle n’était pas certaine que Roland se rendrait compte qu’il manquait quelque chose. Elle se disait que la magie de Patrick avait peut-être le pouvoir de l’effacer de la mémoire du Pistolero, également.
— Susannah, ton visage ! Qu’est-ce qui est arrivé à ton…
— Chut, Roland, si tu m’aimes.
Le Pistolero se tut. Susannah dirigea de nouveau son attention vers Patrick et se remit à lui parler, doucement mais avec une certaine urgence dans la voix. Patrick écoutait, et elle vit la lueur de la compréhension gagner lentement son regard.
Roland remit du bois dans le feu sans qu’on ait à le lui demander, et bientôt les flammes s’élevèrent de nouveau gaiement sous l’éclat des étoiles.
Patrick écrivit une question, la disposant artistiquement à gauche du point d’interrogation qui l’attendait.
Susannah prit Roland par le coude et le positionna en face de Patrick. Le Pistolero mesurait environ un mètre quatre-vingt-cinq. Elle lui fit signe de la prendre dans ses bras, puis mit la main une dizaine de centimètres au-dessus de la tête du Pistolero. Patrick hocha la tête en souriant.
— Et fais attention à ce qu’il faut mettre dessus, dit-elle en prenant une branche sur la petite pile de brindilles près du feu. Elle la brisa sur son genou, afin de faire une pointe. Elle se rappelait les symboles, mais il vaudrait mieux qu’elle n’y repense pas trop. Elle sentait qu’il fallait les reproduire à la perfection ou bien la porte qu’elle voulait lui faire dessiner s’ouvrirait sur un lieu où elle ne souhaitait pas aller, ou bien ne s’ouvrirait pas du tout. Ainsi, une fois qu’elle avait commencé à dessiner dans le mélange de poussière et de cendres, elle le fit avec autant de célérité que Patrick lui-même, ne prenant pas le temps de revenir en arrière sur aucun des symboles. Car si elle regardait en arrière, elle n’en vérifierait pas un, mais tous, et elle verrait un détail qui cloche, et l’incertitude s’installerait en elle comme une épidémie. Detta — Detta l’effrontée, jurant comme un charretier, qui s’était transformée en sauveur en maintes occasions — pouvait très bien passer devant et prendre les rênes, et terminer pour elle, mais elle ne pouvait compter là-dessus. Au plus profond de son cœur, elle ne faisait toujours pas entièrement confiance à Detta, elle la soupçonnait encore vaguement de vouloir tout envoyer en l’air au moment crucial, par simple goût de la noirceur, pour le seul plaisir de détruire, purement et simplement. Elle ne se fiait pas complètement non plus à Roland, qui voudrait peut-être la garder près de lui pour des raisons qu’il ne comprenait pas bien lui-même.