Aussi dessina-t-elle le plus rapidement possible dans la poussière et les cendres, sans regarder en arrière, et voici les symboles qui jaillirent sous la pointe bondissante de son crayon improvisé :
— Dérobée, décrypta Roland dans un souffle. Susannah, qu’est-ce que… comment…
— Chut, répéta-t-elle.
Patrick se pencha sur son bloc et se mit à dessiner.
Elle regarda autour d’elle, cherchant la porte des yeux, mais le cercle de lumière diffusé par le feu était trop resserré, même après que Roland eut remis du bois dans les flammes. Dérisoire face à l’immensité de la prairie plongée dans la pénombre, du moins. Elle ne vit rien. En se tournant vers Roland, elle lut la question muette dans son regard ; aussi, tandis que Patrick continuait de travailler, elle lui montra le dessin que le jeune homme avait fait d’elle. Elle lui indiqua l’ancien emplacement de la plaie. En rapprochant la feuille de son visage, Roland vit enfin les coups de gomme. Patrick avait camouflé l’artifice avec une habileté hors du commun, et Roland ne l’avait décelé qu’au prix d’une observation très précise. C’était comme chercher une piste après plusieurs jours de pluie.
— Pas étonnant que le vieux lui ait retiré ses gommes, dit-il en rendant le dessin à Susannah.
— C’est aussi ce que je me suis dit.
De là, elle n’avait eu aucun mal à franchir le dernier pas de l’intuition : si Patrick pouvait (dans ce monde, du moins) dé-créer les choses en les effaçant, il était peut-être en mesure de les créer en les dessinant. Lorsqu’elle mentionna le troupeau de bannocks qui leur avait paru plus près, Roland se frotta le front comme un homme pris d’une mauvaise migraine.
— J’aurais dû m’en rendre compte. J’aurais dû comprendre ce que ça signifiait, aussi. Susannah, je me fais vieux.
Elle ignora sa dernière réplique — ce n’était pas la première fois qu’elle l’entendait — et lui raconta ses rêves avec Eddie et Jake, en n’oubliant pas de mentionner les marques de produits sur leurs vêtements, les chorales de chanteurs, le chocolat chaud offert par Eddie, et la panique croissante qu’elle avait lue dans leurs yeux au fil des nuits, à mesure que son incompréhension grandissait et qu’elle ne voyait pas ce que le rêve était censé lui montrer.
— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé plus tôt de ces rêves ? lui demanda Roland. Pourquoi n’as-tu pas fait appel à moi, pour t’aider à les interpréter ?
Elle le regarda sans ciller, se confirmant intérieurement qu’elle avait bien fait de ne pas lui demander son aide. Oui — peu importe si ça devait lui faire mal.
— Tu en as déjà perdu deux. Tu as tellement hâte de me perdre, moi aussi ?
Il rougit violemment. Même à la faible lueur du feu, sa réaction n’échappa pas à la jeune femme.
— Tu parles mal de moi, Susannah, et tu as pensé bien pire encore.
— Peut-être, acquiesça-t-elle. Si tel est le cas, j’en suis désolée. Je n’étais pas sûre de ce que je voulais moi-même. Une partie de moi veut voir la Tour, tu sais. Une partie de moi le veut plus que tout. Et même si Patrick peut dessiner la Porte Dérobée et l’appeler à la vie, et même si je peux l’ouvrir, ce n’est pas sur le monde réel qu’elle donne. C’est ce que veulent dire les noms sur leurs pulls, j’en suis certaine.
— Tu ne dois pas penser ainsi, dit le Pistolero. Le réel est rarement tout blanc ou tout noir, selon moi, c’est rarement une histoire d’être ou ne pas être.
Patrick émit une sorte de mugissement et ils tournèrent tous deux la tête. Il tenait son bloc en hauteur, tourné vers eux afin qu’ils voient ce qu’il avait dessiné. C’était une représentation parfaite de la Porte Dérobée, comme le constata Susannah. L’ARTISTE était inscrit au-dessus, et le bouton était de métal brillant tout simple — pas d’ornement en forme de crayons croisés — mais ça correspondait. Elle n’avait pas pris la peine de lui préciser ces détails, qui n’étaient destinés qu’à son bénéfice et à sa compréhension à elle.
Ils ont tout fait pour me dessiner une carte, se dit-elle. Elle se demanda aussi pourquoi tout devait absolument être aussi difficile, aussi
(Tradéridéra)
mystérieux et elle sut que c’était une question à laquelle elle ne trouverait jamais de réponse satisfaisante… à part peut-être admettre que c’était là le lot de la condition humaine, n’est-ce pas ? Les réponses qui comptaient vraiment ne venaient jamais facilement.
Patrick émit de nouveau un de ses bruits de klaxon. Cette fois, l’intonation était clairement interrogative. Elle se rendit soudain compte que ce pauvre enfant était presque mort d’angoisse, et quoi de plus naturel ? Il venait d’effectuer sa première commande, et désirait connaître la sanction de son patrono d’arte.
— C’est parfait, Patrick — Splendide.
— Oui, acquiesça Roland en prenant le bloc.
La porte lui paraissait totalement identique à celles qu’il avait trouvées alors qu’il errait sur la plage, au bord de la Mer Occidentale, secoué par la fièvre et mourant, après la morsure fatale et empoisonnée des homarstruosités. On aurait dit que cette pauvre créature sans langue était allée rechercher dans sa tête une image précise de cette porte — une fauteur-graffie.
Pendant ce temps, Susannah regardait désespérément autour d’elle. Et alors qu’elle s’aventurait sur les mains en dehors du périmètre éclairé par le feu, Roland dut la rappeler d’un ton cassant, et lui répéter que Mordred pouvait être à peu près n’importe où dans les parages, et que la pénombre était l’amie de Mordred.
Malgré sa grande impatience, elle battit en retraite et revint à la lumière du feu ; elle ne se rappelait que trop bien ce qui était arrivé à la mère porteuse de Mordred, et avec quelle rapidité c’était arrivé. Pourtant reculer lui coûta, la fit souffrir presque physiquement. Roland lui expliqua qu’il espérait apercevoir la Tour Sombre vers la fin du jour qui se lèverait bientôt. Si elle se trouvait toujours à ses côtés, si elle la voyait à ses côtés, elle pensait que le pouvoir de la Tour serait trop fort pour elle et qu’elle ne pourrait le supporter. Son glam. À présent, si elle avait le choix entre la porte et la Tour, elle savait qu’elle pouvait encore choisir la porte. Mais à mesure qu’ils s’en approchaient et que le pouvoir de la Tour se faisait plus prégnant, son pouls plus profond et plus envoûtant dans l’esprit de Susannah, le chant des voix de plus en plus doux, le choix de la porte se révélerait plus difficile.
— Je ne la vois pas, dit-elle, du désespoir dans la voix. Peut-être que je me suis trompée. Peut-être que cette fichue porte n’existe pas. Oh, Roland…
— Je ne pense pas que tu te sois trompée.
Il parlait avec une réticence évidente, comme un homme qui a un travail à faire, ou une dette à acquitter. Et il avait une dette envers cette femme, il le savait, car ne l’avait-il pas tout bonnement attrapée par la peau du cou et hissée de force dans ce monde, où elle avait appris l’art de tuer, où elle était tombée amoureuse, puis avait perdu tout ce qu’elle aimait, pour se retrouver en deuil ? Ne l’avait-il pas kidnappée, prise en otage et livrée au chagrin qui était le sien aujourd’hui ? S’il pouvait s’acquitter de cette dette, il avait l’obligation de le faire. Son désir de la garder auprès de lui — et au risque de sa vie à elle — était de l’égoïsme à l’état pur, indigne de son apprentissage.