Plus important encore, c’était indigne de l’amour et du respect qu’il était venu à ressentir pour elle. Et ce qui restait de son cœur se brisa lorsqu’il songea aux adieux, à l’au revoir au dernier membre de cet étrange et merveilleux ka-tet, mais si c’était là ce qu’elle souhaitait, ce dont elle avait besoin, alors il devait le faire. Et il pensait pouvoir le faire, car il avait remarqué dans le dessin du jeune homme un détail qui avait échappé à Susannah. Non pas un détail présent ; un détail manquant.
— Regarde, veux-tu ? dit-il d’une voix douce, en lui montrant le dessin. Vois-tu combien il a essayé de te faire plaisir, Susannah ?
— Oui ! s’exclama-t-elle. Oui, bien sûr que je le vois, mais…
— Il lui a fallu dix minutes pour le réaliser, je dirais, alors que la plupart de ses dessins ne lui en prennent que trois ou quatre, même les meilleurs d’entre eux. Ne crois-tu pas ?
— Je ne te comprends pas ! hurla-t-elle presque.
Patrick attira Ote contre lui et enroula un bras autour du bafouilleux, sans quitter des yeux Susannah et Roland, l’air surpris et malheureux.
— Il a travaillé tellement dur pour te donner ce que tu veux qu’il n’y a que la Porte. Elle tient toute seule, au milieu de la feuille. Elle n’a pas de… pas de…
Il chercha le mot juste. Le fantôme de Vannay vint le lui murmurer sèchement à l’oreille.
— Elle n’a pas de contexte !
Pendant quelques secondes, Susannah eut toujours l’air aussi perplexe, puis une lueur de compréhension lui éclaira progressivement le regard. Roland n’attendit pas. Il posa simplement sa main gauche valide sur l’épaule de Patrick et lui dit de placer la porte derrière la voiturette électrique de Susannah, qu’elle s’était mise à appeler Ho Fat III.
Patrick se trouva ravi de pouvoir rendre service. Pour commencer, placer Ho Fat III devant la porte lui donnait une bonne raison d’utiliser sa gomme. Il travailla beaucoup plus rapidement, cette fois-ci — presque négligemment, aurait pu dire un observateur —, pourtant le Pistolero, assis juste à côté de lui, n’eut pas le sentiment que Patrick laissait passer le moindre détail, dans sa représentation de la voiturette. Il termina par la roue avant, et peaufina même un reflet du feu sur l’enjoliveur. Puis il posa son crayon et à cet instant précis il y eut comme une turbulence, dans l’air. Roland sentit le souffle lui écraser le visage. Les flammes du feu de camp, qui brûlaient bien droit dans les ténèbres immobiles, se penchèrent brièvement de côté. Puis la sensation s’évanouit. Les flammes se redressèrent. Et, à moins de trois mètres du feu, derrière la voiturette électrique, se dressait une porte que Roland avait aperçue pour la dernière fois à Calla Bryn Sturgis, dans la Grotte des Voix.
Susannah attendit l’aube, passant d’abord le temps en préparant son gunna, puis le laissant de nouveau de côté — de quelle utilité pourraient lui être ses quelques effets (sans parler du petit sac de peau dans lequel ils étaient entassés), à New York ? Les gens se moqueraient d’elle. Ils se moqueraient de toute façon, sans doute… ou bien ils pousseraient un hurlement avant de s’enfuir en courant, à sa simple vue. La Susannah Dean qui apparaîtrait soudain en plein Central Park n’aurait pas l’air pour la plupart des gens d’une jeune étudiante ou de l’héritière d’une fortune colossale ; elle n’aurait pas même l’air de Sheena, Reine de la Jungle, grand pardon. Non, pour les habitants civilisés de la grande ville, elle ressemblerait sans doute à un monstre de foire échappé de sa cage. Et une fois qu’elle serait passée à travers cette porte-ci, pourrait-elle revenir en arrière ? Jamais. Jamais de la vie.
Aussi repoussa-t-elle son gunna et se contenta-t-elle d’attendre. Lorsque l’aube fit fuser les premiers rayons de lumière blanche à l’horizon, elle appela Patrick auprès d’elle et lui demanda s’il voulait l’accompagner. Retourner dans le monde d’où tu viens, ou dans un monde qui lui ressemble beaucoup, lui dit-elle, bien qu’elle sût qu’il ne se rappelait pas du tout ce monde-là — ou bien on l’en avait retiré très jeune, ou bien le traumatisme de l’enlèvement l’avait effacé de sa mémoire.
Patrick la considéra attentivement, puis Roland, qui s’était accroupi sur les talons, et le regardait également.
— Tu choisis, fiston, dit le Pistolero. Dans les deux mondes, tu pourras dessiner, je dis vrai. Mais là où elle va, il y aura plus de spectateurs pour l’apprécier.
Il veut qu’il reste, se dit-elle, et elle en ressentit de la colère. Puis le Pistolero la regarda elle, et eut un minuscule hochement de tête. Elle n’en était pas sûre, mais elle pensait qu’il signifiait…
Non, elle ne pensait pas seulement. Elle savait ce que ça signifiait. Roland voulait qu’elle sache qu’il dissimulait ses vraies pensées à Patrick. Ses désirs. Et même si elle avait déjà vu le Pistolero mentir (l’exemple le plus spectaculaire avait été son discours sur la Pelouse de Calla Bryn Sturgis, juste avant l’attaque des Loups), elle ne l’avait jamais vu lui mentir, à elle. À Detta, peut-être, mais pas à elle, ou à Eddie. Ou à Jake. Il y avait eu des jours où il ne leur avait pas dit tout ce qu’il savait, mais un vrai mensonge… ? Non. Ils formaient un ka-tet, et Roland avait respecté les règles. Il fallait rendre au diable ce qui était au diable.
Patrick se saisit soudain de son bloc et se mit à écrire à toute vitesse, sur une feuille propre. Puis il leur montra le message :
Je reste. Peur d’aller quelque part inconnu.
Et comme pour mettre l’accent sur ce qu’il pensait, il ouvrit la bouche et pointa le doigt vers sa langue manquante.
Vit-elle du soulagement dans l’expression de Roland ? Si oui, elle le détesta pour ça.
— D’accord, Patrick, dit-elle en veillant à ne pas laisser ses sentiments transparaître dans sa voix.
Elle réussit même à se pencher vers lui et à lui tapoter la main.
— Je comprends ce que tu ressens. Et même s’il est vrai que les gens peuvent se montrer cruels… cruels et méchants… il y a aussi beaucoup de gentils. Écoute-moi, veux-tu ? Je ne partirai pas avant l’aube. Si tu changes d’avis, mon offre tient toujours.
Il hocha vivement la tête. T’op content que j’insiste pas t’op pour’l’fai’e changer d’avis, marmonna Detta dans sa tête, sur le ton de la colère. Et l’bon vieux Blanc, l’est t’op content, lui aussi !
La ferme, lui répliqua Susannah et, ô surprise, Detta se tut.
Mais alors que le jour s’éclairait (révélant à leurs yeux un troupeau moyen de bannocks en train de paître à moins de trois kilomètres de là), elle laissa Detta revenir dans son esprit. Mieux : elle laissa Detta aux commandes. C’était plus facile ainsi, moins douloureux. C’est Detta qui fit une dernière fois le tour du campement, prenant pour elles deux de ses dernières inspirations dans ce monde, et liquidant les souvenirs. C’est Detta qui s’approcha de la porte, en inspectant les deux côtés en se balançant sur les paumes durcies de ses mains, pour mesurer le néant de l’autre côté. Patrick et Roland marchèrent près d’elle l’encadrant. En constatant que la porte avait disparu, Patrick poussa un mugissement de surprise. Roland ne dit rien. Ote s’avança jusqu’à l’emplacement de la porte, renifla l’air… et la traversa, si on se plaçait de l’autre côté. Si on était là-bas, se dit Detta, on l’ve’ait passer comme dans un tou’de magie.