Elle retourna auprès du Ho Fat III, sur lequel elle avait décidé de passer cette porte. En supposant qu’elle s’ouvrirait, bien entendu. Tout ça se révélerait une bonne blague, si ça devait ne pas marcher. Roland fit mine de l’aider à grimper sur le siège ; elle le repoussa d’un geste brusque et s’y hissa par ses propres moyens. Elle appuya sur le bouton rouge situé à côté du volant, et le moteur électrique démarra dans un léger bourdonnement. L’aiguille du cadran des gaz se balançait toujours dans la zone verte. Elle pressa l’accélérateur sur la poignée de droite et avança lentement jusqu’à la porte estampillée des symboles signifiant DÉROBÉE. Elle s’arrêta juste devant, le museau de la voiturette touchant presque le panneau de bois.
Elle se tourna vers le Pistolero avec un semblant de sourire vissé sur les lèvres.
— Ben voilà, Roland — maint’nant j’vais t’di’e au’evoi’. Que tes jou’nées soient longues et tes nuits plaisantes. J’te souhaite de t’ouver ta foutue Tou’, et…
— Non, dit-il simplement.
Elle le regarda, Detta le regarda, de ses yeux furibonds et riants à la fois. Le défiant de transformer ces adieux en quelque chose qu’elle ne souhaitait pas. Le défiant de la dissuader de partir, maintenant qu’elle était sur le départ. Allez, p’tit Blanc, mont’-nous un peu c’que tu sais fai’e.
— Quoi ? Qu’est-ce qui t’chag’ine, mon g’and ?
— Je ne te dirai pas au revoir de cette manière, pas après tout ce temps, dit-il.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Mais « à la Detta », ce mélange de colère et de provocation burlesque : Qu’es’-tu veux di’e ?
— Tu le sais.
Elle secoua la tête d’un air de défi. Nan.
— Pour commencer, dit-il en prenant doucement dans sa main droite mutilée celle calleuse et durcie de la jeune femme, il y a quelqu’un d’autre à qui il faut donner le choix de partir ou de rester, et je ne parle pas de Patrick.
D’abord elle ne comprit pas. Puis son regard se posa sur une certaine paire d’yeux cerclés d’or, sur une certaine paire d’oreilles dressées, et alors elle comprit. Elle avait oublié Ote.
— Si c’est Detta qui lui pose la question, il restera sûrement, parce qu’elle n’a jamais vraiment été à son goût. Si c’est Susannah qui lui pose la question… alors, je ne sais pas.
Et en un clin d’œil, Detta disparut. Elle reviendrait — Susannah comprenait à présent qu’elle ne serait jamais totalement libérée de Detta Walker, et c’était une bonne chose, car elle ne désirait plus l’être — mais pour l’instant, elle s’était retirée.
— Ote ? appela-t-elle d’une voix douce. Tu veux venir avec moi, trésor ? Peut-être qu’on retrouvera Jake. Pas tout à fait le même Jake, mais quand même…
Ote, qui n’avait pratiquement pas bronché au cours de leur périple dans les Malterres, dans les Terres Blanches d’Empathica et dans la vaste prairie, prit la parole.
— Ake ? dit-il.
Mais sur un ton dubitatif, comme s’il se rappelait à peine, et le cœur de Susannah se brisa. Elle s’était promis de ne pas pleurer, et Detta s’était juré qu’elle ne pleurerait pas, mais Detta était partie et les larmes étaient revenues.
— Jake, répéta-t-elle. Tu te rappelles Jake, mon chou, je sais que oui. Jake et Eddie.
— Ake ? Ed ?
Avec un peu plus d’assurance, cette fois-ci. Il se rappelait.
— Viens avec moi, le pressa-t-elle, et Ote s’approcha d’un pas vif, comme prêt à sauter sur le siège à côté d’elle.
Puis, sans la moindre idée de la raison pour laquelle elle disait une chose pareille, Susannah entendit sa propre voix prononcer :
— Il existe d’autres mondes que ceux-ci.
En entendant ces mots, Ote s’arrêta net. Il s’assit. Puis il se releva, et elle eut un instant d’espoir ; peut-être pouvait-il rester un petit ka-tet, un dan-tete-tet, dans une version quelconque de New York, où les gens conduisaient des Takuro Spirit et prenaient des photos d’autres gens en train de boire du Nozz-A-La, avec leurs appareils photo Shinnaro.
Mais Ote retourna en trottinant auprès du Pistolero et s’assit à côté d’une de ses bottes éculées. Elles avaient beaucoup marché, ces bottes, et loin. Des kilomètres et des roues. Mais à présent elles avaient presque terminé leur route.
— Olan, fit Ote, et la détermination qu’elle entendit dans son étrange petite voix fut comme un coup de poignard en plein cœur.
Elle se tourna pleine d’amertume vers le vieil homme avec son feu de fer sur la hanche.
— Voilà, lança-t-elle. Tu as ton propre glam, n’est-ce pas ? Depuis toujours. Tu as conduit Eddie à la mort, et Jake aussi, deux fois, même. Maintenant Patrick, et même le bafouilleux. Tu es heureux ?
— Non, dit-il, et elle vit qu’il était sincère.
Elle se dit qu’elle n’avait jamais vu une telle tristesse et une telle solitude sur un visage humain.
— Je n’ai jamais été aussi malheureux, Susannah de New York. Veux-tu bien changer d’avis, et rester ? Veux-tu bien parcourir le dernier petit morceau de chemin avec moi ? Voilà qui me rendrait heureux.
L’espace d’une seconde de folie, elle se dit qu’elle le voulait. Qu’elle allait tout simplement faire reculer sa petite voiturette électrique et s’éloigner de cette porte — un geste unilatéral, qui n’engageait à rien — et qu’elle le suivrait jusqu’à la Tour Sombre. Il suffirait d’une journée. En milieu d’après-midi, ils établiraient leur campement, pour arriver le lendemain au coucher du soleil, comme il le souhaitait.
Puis elle se remémora le rêve. Le chœur des voix. Le jeune homme lui tendant une tasse de chocolat chaud — le parfait chocolat, mit schlag.
— Non, dit-elle d’une voix douce. Je vais saisir ma chance. Je m’en vais.
Elle crut d’abord qu’il allait lui faciliter la tâche, se contenter d’acquiescer et la laisser partir. Et soudain sa colère — non, son désespoir — éclata en un cri de douleur.
— Mais tu ne peux pas être sûre ! Susannah, et si ce rêve était lui-même une ruse, un glam ? Et si toutes les choses que tu vois, même quand la porte est ouverte, si tout ça n’était que ruses et glams ? Et si tu te précipites tout droit dans les ténèbres vaadasch ?
— Alors j’illuminerai les ténèbres des souvenirs de ceux que j’aime.
— Et ça pourrait marcher, dit-il, la voix vibrant d’une amertume qu’elle ne lui avait jamais entendue. Pour les dix, vingt… ou même cent ans à venir. Et ensuite ? Que feras-tu, pendant le reste de l’éternité ? Pense à Ote ! Tu crois vraiment qu’il a oublié Jake ? Jamais ! Jamais ! Jamais de la vie ! Jamais de la vie ! Il sent bien que quelque chose ne va pas ! Susannah, n’y va pas. Je t’en supplie. Je veux bien te le demander à genoux, si ça peut aider.
Et, à la grande horreur de Susannah, c’est exactement ce qu’il fit.
— Ça n’aidera pas, dit-elle. Et si ça doit être la dernière vision que j’emporterai de toi — mon cœur me dit que oui — alors je ne veux pas que tu sois à genoux. Tu n’es pas un homme à genoux, Roland, fils de Steven, tu ne l’as jamais été, et je ne veux pas me souvenir de toi dans cette posture. Je veux te voir sur tes pieds, comme tu l’étais à Calla Bryn Sturgis. Comme tu l’étais avec tes amis, à Jéricho Hill.