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Il se releva et s’approcha d’elle. Elle crut un instant qu’il essaierait de la retenir par la force, et elle eut peur. Mais il posa seulement la main sur son bras pendant un moment, puis la retira.

— Je te repose la question, Susannah. Es-tu sûre ?

Elle sonda son cœur et constata qu’elle l’était. Elle mesurait les risques, mais oui — elle l’était. Et pourquoi ? Parce que la voie de Roland était la voie du fusil. La voie de Roland, c’était la mort pour ceux qui chevauchaient ou cheminaient à ses côtés, il l’avait prouvé maintes et maintes fois, depuis les tout premiers jours de sa quête — non, avant, même, depuis qu’il avait surpris Hax le cuisinier en train de fomenter un complot et qu’il avait précipité sa mort, au bout d’une corde. C’était toujours pour le bien (pour ce qu’il appelait le Blanc), elle n’en doutait pas, mais Eddie n’en reposait pas moins dans sa tombe dans un monde, et Jake dans la sienne, dans un autre. Elle n’avait pas d’illusions sur le fait que le même sort attendait Ote, et ce pauvre Patrick.

Et leur mort ne se ferait pas attendre bien longtemps.

— Je suis sûre, répondit-elle.

— Très bien. Me donneras-tu un baiser ?

Elle le prit par le bras et l’attira à elle. Elle posa ses lèvres sur celles de Roland. Lorsqu’elle inspira, ce fut le souffle de mille ans, et de dix mille lieues. Et oui, elle sentit le goût de la mort.

Mais pas pour toi, Pistolero, se dit-elle. Pour d’autres, mais jamais pour toi. Que j’échappe à ton glam, et que tout aille bien pour moi.

C’est elle qui brisa leur baiser.

— Peux-tu ouvrir la porte pour moi ? demanda-t-elle.

Roland s’en approcha, saisit le bouton, lequel tourna sans difficulté entre ses doigts.

De l’air froid s’engouffra, en une rafale assez puissante pour faire voler les longs cheveux de Patrick en arrière, et quelques flocons de neige se glissèrent de leur côté. Sous une fine couche de gel, elle apercevait de l’herbe encore verte, ainsi qu’une allée, et une rambarde en fer forgé. Des voix chantaient What Child Is This, exactement comme dans son rêve.

Ce pouvait être Central Park. Oui, c’était possible. Le Central Park d’un autre monde situé autour de l’axe, peut-être, pas celui d’où elle venait, mais assez proche pour qu’avec le temps elle ne voie plus la différence.

Ou peut-être n’était-ce qu’un glam, comme il disait.

Peut-être étaient-ce les ténèbres vaadasch.

— C’est peut-être une ruse, dit-il, lisant certainement dans ses pensées.

— La vie même est une ruse, et l’amour, un glam, répondit-elle. Peut-être nous reverrons-nous, dans la clairière au bout du sentier.

— Si tu dis ainsi, qu’il en soit ainsi, dit-il.

Il tendit une jambe, planta le talon éculé de sa botte dans le sol, et s’inclina devant elle. Ote se mit à sangloter, mais resta fermement assis au pied gauche du Pistolero.

— Au revoir, mon amie.

— Au revoir, Roland.

Puis elle se retourna pour faire face à la porte, inspira profondément, et appuya sur l’accélérateur de la petite voiture. L’engin glissa doucement vers l’avant.

— Attends ! s’écria Roland, mais elle ne se retourna pas, et ne jeta pas un regard en arrière, vers lui.

Susannah traversa la porte. Elle claqua instantanément derrière elle dans un bruit sec et définitif qu’il ne connaissait que trop bien, dont il rêvait depuis sa longue déambulation fiévreuse sur les bords de la Mer Occidentale. Le chant avait disparu et il n’entendait plus que le gémissement solitaire du vent dans la prairie.

Roland de Gilead s’assit devant la porte, qui déjà avait repris un air fatigué et insignifiant. Plus jamais elle ne s’ouvrirait. Il plongea la tête dans ses mains. Il lui vint à l’esprit que, s’il ne les avait jamais aimés, il ne se sentirait pas aussi désespérément seul. Cependant, parmi ses nombreux regrets, il ne mettait pas le réveil de son cœur, même en cet instant.

19

Plus tard — parce qu’il y a toujours un plus tard, n’est-ce pas ? — il prépara un petit déjeuner et se força à manger sa part. Patrick avala la sienne de bon cœur, puis se retira pour ses besoins, tandis que Roland remballait leurs affaires.

Il y avait une troisième assiette, et elle était toujours pleine.

— Ote ? fit Roland en poussant l’assiette vers le bafou-bafouilleux. Tu ne veux pas prendre au moins une petite bouchée ?

Ote considéra l’assiette, puis recula fermement de deux pas. Roland hocha la tête et jeta la nourriture intacte, l’éparpillant dans l’herbe. Peut-être Mordred passerait-il par là, et trouverait-il là de quoi faire son bonheur.

En milieu de matinée ils changèrent de décor, Roland tirant Ho Fat II et Patrick marchant à côté, la tête basse. Et bientôt le pouls de la Tour emplit de nouveau la tête du Pistolero. Très proche, à présent. Cette puissance sourde qui battait en lui écarta toute pensée de Susannah, et il en fut heureux. Il se livra corps et âme à la pulsation et la laissa éclipser toutes ses pensées et tout son chagrin.

Comme-à-commala, chantait la Tour Sombre, à présent cachée juste derrière l’horizon. Comme-à-commala, Pistolero te voilà.

Commala vienne Roland, la fin du voyage est bientôt là.

CHAPITRE 2

Mordred

1

Le dan-tete les observait, lorsque le gars à longs cheveux avec lequel ils cheminaient désormais avait attrapé Susannah par l’épaule pour lui montrer les hobs orange qui dansaient au loin. Mordred l’avait vue se retourner en un éclair, et dégainer l’un des gros revolvers du Papa Blanc. Pendant une seconde, les porte-loin qu’il avait trouvées dans la maison de La Ronde s’étaient mises à trembler dans la main de Mordred, tant il espérait que sa Maman Merlette descendrait l’Artiste. Comme elle aurait été dévorée de culpabilité ! La culpabilité, tranchante comme la lame émoussée d’un couperet, oui-là ! Il aurait même été possible que, anéantie par l’horreur de ce qu’elle venait de faire, elle ait retourné l’arme contre sa tempe et appuyé sur la détente une seconde fois, mettant ainsi fin à sa pitoyable existence. Ça lui ferait quel effet, au bon Vieux Papa Blanc, de se réveiller avec cette vision-là ?

Ah, les enfants, toujours en train de rêver.

Rien de tout ça ne s’était produit, bien sûr, mais il y avait eu encore bien plus à regarder. Il avait parfois du mal à voir. Car ce n’était pas seulement l’excitation qui faisait trembler les jumelles. Il était à présent chaudement vêtu, de plusieurs couches des vêtements d’hume de Dandelo, pourtant il avait toujours froid. Sauf quand il avait chaud, bien sûr. Et quel que fût le cas de figure, chaud ou froid, il tremblait comme un vieux bonhomme édenté posé au coin du feu. Cet état de fait s’était progressivement aggravé depuis qu’il avait quitté la maison de Joe Collins. La fièvre grondait dans ses os comme le blizzard. Mordred, i lovait plus faim (car Mordred avait perdu l’appétit), mais Mordred, lovait mal, l’était môlade, môlade, môlade.

En réalité, Mordred i l’ôvait même peur de mourir.

Néanmoins il observait le petit monde de Roland avec grand intérêt, et une fois que le feu fut reparti, il le vit même encore plus clairement. Il vit la porte venir au monde, bien qu’il ne pût déchiffrer les symboles écrits sur le bois. Il comprit que l’Artiste l’avait fait apparaître en la dessinant — quel talent divin que celui-là ! Mordred avait hâte de le manger, juste au cas où ce talent aurait été contagieux ! Il en doutait, on surestimait beaucoup la dimension spirituelle du cannibalisme, mais quel mal y avait-il à aller vérifier par soi-même ?