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Viens à moi.

Viens.

2

À l’évidence, à eux trois, les trois rescapés (quatre, en se comptant lui-même), ils étaient sortis du cyclone du ka. Depuis que le Prim s’était retiré, on n’avait plus vu de créature comparable à Mordred Deschain, en partie hume et en partie issue de cette soupe riche et forte. Une créature de cet acabit ne pouvait avoir été créée par le ka pour subir une mort aussi insignifiante que celle qui la menaçait présentement : une fièvre fatale, résultat d’un empoisonnement.

Roland lui-même aurait pu lui dire que manger ce qu’il avait trouvé dans la neige près de la grange de Dandelo n’était pas une bonne idée. Robert Browning aussi aurait pu l’en avertir, d’ailleurs. Vicieuse ou pas, vrai cheval ou innommable mutant, Insolente était elle-même malade lorsque Roland avait mis fin à ses jours d’une balle dans la tête. Mais Mordred était sous sa forme araignée lorsqu’il était tombé sur le cadavre de ce qui du moins ressemblait à un cheval, et rien ou presque n’aurait pu l’empêcher de manger cette viande. Ce n’est qu’en reprenant forme humaine qu’il s’était demandé avec une pointe d’angoisse comment il avait pu y avoir autant de viande sur le corps squelettique du vieux canasson de Dandelo, et pourquoi cette viande était encore si chaude et moelleuse, pourquoi le sang n’avait pas coagulé. Elle était restée en pleine tempête de neige, après tout, et ce depuis plusieurs jours. Les restes de la jument auraient dû être complètement congelés.

C’est alors qu’avaient commencé les vomissements. Puis était venue la fièvre, et avec elle la lutte contre la métamorphose, la lutte jusqu’au moment où il serait assez près de son Vieux Papa Blanc pour l’écarteler, un membre à la fois. L’être dont la venue était chantée par les prophéties depuis des millénaires (essentiellement par le peuple Manni, et le plus souvent à travers des chuchotements remplis d’effroi), cet être qui grandirait à moitié humain et demi-dieu, cet être qui surveillerait et assisterait la fin de l’humanité et le retour du Prim… cet être était finalement arrivé sous la forme d’un enfant naïf et plein de rancœur en train de mourir d’une indigestion de viande empoisonnée.

Le ka ne pouvait être mêlé à cela.

3

Roland et ses deux compagnons ne firent pas beaucoup de chemin, le jour où Susannah les laissa. Même s’il avait projeté de parcourir toute la distance avant le lendemain au coucher du soleil, Roland n’aurait pu aller bien loin. Il se sentait découragé, seul et mort de fatigue. Patrick aussi était fatigué, mais lui au moins pouvait monter à bord du chariot s’il le choisissait, et c’est ce qu’il choisit de faire pendant la plus grande partie de la journée, somnolant à certains moments, dessinant à d’autres, ou encore marchant un petit peu avant de se hisser de nouveau dans Ho Fat II, afin de refaire un petit somme.

Le pouls de la Tour battait fort dans la tête et dans le cœur de Roland, et son chant, puissant et ravissant, et composé à présent de mille voix ; mais même tout ça ne suffit pas à soulager le poids qui plombait ses os. Et c’est alors, tandis qu’il cherchait un coin ombragé où ils pourraient s’arrêter et prendre un léger repas (c’était déjà le milieu de l’après-midi), qu’il aperçut quelque chose qui lui fit momentanément oublier sa lassitude et son chagrin.

Sur le bord de la route poussait une rose sauvage, en apparence la jumelle parfaite de celle du terrain vague. Elle poussait en défiant la loi des saisons — le tout début du printemps, estimait Roland. Elle était d’un rose pâle sur les pétales extérieurs, puis fonçait progressivement jusqu’au rouge profond, au centre. La couleur exacte des désirs du cœur, pensa Roland. Il tomba à genoux devant elle, et pencha l’oreille vers la coupe de corail. Et il écouta.

La rose chantait.

La lassitude demeura, comme c’est le lot de l’homme harassé de fatigue (de ce côté-ci de la tombe, du moins), mais la solitude et le chagrin disparurent, du moins pour un moment. Il scruta le centre de la rose et aperçut un cœur d’un jaune si vif qu’il ne put le regarder sans en être ébloui.

La porte de Gan, songea-t-il, sans trop savoir de quoi il s’agissait, mais certain d’avoir raison. Si fait, la porte de Gan, voici ce qu’elle est !

Cette rose-là différait de celle du terrain vague par un aspect crucial : l’impression de maladie et les faibles voix de la discorde avaient disparu. Cette rose était éclatante de santé et gorgée de lumière et d’amour. Elle et toutes les autres… elles… elles devaient…

Elles nourrissent les Rayons, n’est-ce pas ? De leurs chants et de leur parfum. Tout comme les Rayons les nourrissent. C’est un champ de force vivant, de don et de partage, diffusé par la Tour. Et ce n’est que la première, la pionnière qui s’est aventurée au loin. Dans Can’-Ka No Rey il y en a des dizaines de milliers, exactement comme celle-ci.

Cette idée lui donna le vertige. Puis une autre pensée le remplit de colère et de peur : le seul à l’avoir vue sur ce splendide manteau écarlate était dément. Il les anéantirait toutes en un instant, dès lors qu’il en aurait la liberté.

Une main hésitante lui tapota l’épaule. C’était Patrick, Ote à ses talons. Le garçon pointa le doigt en direction de l’étendue herbeuse autour de la rose, puis à grand renfort de gestes, mima un repas. Il désigna ensuite la rose et fit mine de dessiner. Roland n’avait pas très faim, mais l’autre idée du garçon l’enchantait beaucoup plus.

— Oui, dit-il. Nous allons manger un morceau ici, et je ferai peut-être une petite sieste, pendant que tu dessines la rose. Tu voudras bien en faire deux, Patrick ?

Il tendit les deux doigts restants de sa main droite, pour s’assurer que Patrick avait compris.

Le jeune garçon fronça les sourcils et pencha la tête, ne comprenant visiblement toujours pas. Ses cheveux reposaient à présent sur une de ses épaules, en un bandeau luisant. Roland se remémora Susannah en train de laver cette chevelure dans un ruisseau, malgré les cris de protestation de Patrick. C’était exactement le genre de choses que Roland lui-même n’aurait pas pensé à faire, mais il lui fallait admettre que le gaillard avait bien plus belle allure, ainsi. Tandis qu’il contemplait la chevelure brillante, il sentit combien Susannah lui manquait, en dépit du chant de la rose. Elle avait mis de la grâce dans la vie de Roland. Et ce mot ne lui était venu qu’une fois qu’elle était partie.

Et voilà qu’il se retrouvait en face de Patrick, artiste de génie, mais animal terriblement lent au démarrage.

Roland désigna son bloc, puis la rose. Patrick hocha la tête — jusque-là, il saisissait le principe. Puis Roland leva deux des doigts de sa main valide et les pointa de nouveau vers le bloc. Cette fois-ci, une lueur éclaira le visage de Patrick. Il pointa le doigt vers la rose, vers le bloc, vers Roland, et enfin vers lui-même.