— C’est ça, mon grand, acquiesça le Pistolero. Un dessin de la rose pour toi et un pour moi. C’est une bonne idée, non ?
Patrick opina avec enthousiasme, se mettant au travail pendant que Roland préparait la boustifaille. Une fois encore, Roland servit trois assiettes, et une fois encore, Ote refusa sa part. Lorsque Roland planta son regard dans les yeux cerclés d’or du bafouilleux, il y vit un vide affreux — comme un deuil — qui le blessa cruellement. Et Ote ne pouvait pas se permettre de sauter trop de repas ; il était déjà bien maigre. Effiloché jusqu’à la corde, aurait dit Cuthbert, sans doute avec le sourire. Il lui aurait fallu des sassafras chauds et des sels. Mais le Pistolero n’avait pas de ça sur lui.
— Pourquoi fais-tu cet air-là ? demanda sèchement Roland au bafouilleux. Si tu voulais partir avec elle, tu aurais dû le faire quand tu en avais l’occasion ! Pourquoi poser sur moi ce regard de houken triste, maintenant ?
Ote le considéra pendant quelques secondes encore, et Roland vit qu’il avait blessé le petit bonhomme ; c’était ridicule, pourtant on ne peut plus vrai. Ote s’éloigna, sa petite queue en tire-bouchon entre les jambes. Roland eut envie de le rappeler, mais ç’aurait été encore plus ridicule, n’est-ce pas ? Qu’avait-il l’intention de faire ? Présenter ses excuses à un bafou-bafouilleux ?
Il se sentait en colère contre lui-même et mal à l’aise, sentiments qu’il n’avait jamais éprouvés avant d’arracher Eddie, Susannah et Jake du côté Amérique, pour les tirer dans sa vie. Avant leur venue, il ne ressentait presque rien, et si c’était une façon étroite de vivre, par certains aspects elle n’était pas si mal. Au moins ne perdait-on pas son temps à se demander s’il fallait présenter ses excuses à des animaux pour leur avoir parlé un peu durement, par les dieux.
Roland s’accroupit près de la rose, se fondant dans le flot puissant et apaisant de son chant, et dans l’éclair brillant — brillant et sain — de son cœur. Puis Patrick lui lança un coup de klaxon et lui fit signe de s’écarter, afin que le jeune garçon pût voir et dessiner la fleur. Ce qui ne fit qu’ajouter au sentiment de dislocation et de mécontentement du Pistolero, mais il changea de position sans un mot de protestation. Après tout, n’avait-il pas demandé lui-même à Patrick de la dessiner ? Il ne put s’empêcher de penser que, si Susannah avait été là, leurs regards se seraient croisés, et qu’ils auraient souri avec cet air de compréhension amusée qu’ont les parents devant le petit manège de leur jeune enfant. Mais elle n’était pas là, bien sûr. Elle était la dernière d’entre eux, et à présent elle avait disparu, elle aussi.
— D’accord, maint’nant tu la vois-t-y un tantinet mieux, ta p’tite rose ? demanda-t-il en essayant d’avoir l’air comique, mais en réussissant seulement à avoir l’air en colère — en colère et épuisé.
Patrick, au moins, ne réagit pas au ton sec du Pistolero : Il n’a probablement même pas intuité ce que je viens de dire, en conclut Roland.
Le jeune muet s’assit les pieds croisés, le bloc en appui sur les cuisses, son assiette encore à moitié pleine posée à côté de lui.
— N’en oublie quand même pas de manger, recommanda Roland. Écoute ce que je te dis, maintenant.
Il ne reçut pour toute réponse qu’un regard distrait, et abandonna la bataille.
— Patrick, je vais somnoler un peu. L’après-midi sera long.
Et la nuit encore plus, ajouta-t-il en pensée… et pourtant sa consolation était la même que celle de Mordred : la nuit prochaine serait sans doute la dernière. Il ne savait pas avec certitude ce qui l’attendait dans la Tour Sombre au bout de son champ de roses, mais même s’il réussissait à venir à bout du Roi Cramoisi, il avait l’intuition que c’était là sa dernière marche. Il ne pensait pas devoir un jour quitter Can’-Ka No Rey, et ça lui allait. Il était très fatigué. Et, en dépit du pouvoir de la rose, il était triste.
Roland de Gilead posa un bras sur ses yeux et s’endormit immédiatement.
Il ne dormit pas longtemps, avant de se faire réveiller par les cris enthousiastes de Patrick, qui comme un gosse voulait lui montrer le premier dessin qu’il avait fait de la rose — à en juger par la position du soleil, il s’était écoulé à peine dix minutes, quinze tout au plus.
Comme tous ses dessins, celui-ci détenait un pouvoir étrange. Patrick avait capturé l’essence même de la rose, bien qu’il n’eût pour tout outil qu’un crayon. Pourtant, Roland aurait largement préféré une heure de sommeil supplémentaire à cet exercice de critique d’art. Il hocha néanmoins la tête pour signifier son approbation — fini de râler et de ronchonner, en présence d’une telle beauté, se promit-il — et un sourire illumina le visage de Patrick, heureux de si peu de chose. Il écarta le dessin et en recommença un autre. Un dessin pour chacun d’eux, exactement comme Roland le lui avait demandé.
Roland aurait pu s’assoupir encore quelques instants, mais à quoi bon ? Le muet aurait fini le second dessin en quelques minutes, et le réveillerait très vite. Il décida donc d’aller trouver Ote, et caressa la fourrure dense du bafouilleux, chose qu’il faisait rarement.
— Je suis désolé de t’avoir parlé durement, petit bonhomme, dit le Pistolero. Tu ne veux pas me dire un mot, pour faire la paix ?
Mais Ote ne voulait pas.
Quinze minutes plus tard, Roland emballa de nouveau les quelques affaires qu’il avait sorties du chariot, se cracha dans les paumes et s’empara de nouveau des poignées. Le chariot était plus léger, à présent, forcément, pourtant il lui paraissait plus lourd.
Bien sûr qu’il est plus lourd, se dit-il. Il y a ma peine, dedans, maintenant. Je le tire derrière moi partout où je vais, je dis vrai.
Bientôt Patrick Danville monta également à bord d’Ho Fat II. Il se hissa à l’arrière, se confectionna un petit nid et s’endormit presque immédiatement. Roland se remit en marche de son pas lourd, tête baissée, son ombre de plus en plus longue, à ses talons. Ote marchait à ses côtés.
Plus qu’une nuit, pensa le Pistolero. Plus qu’une nuit, une journée ensuite, et tout sera fini. D’une manière ou d’une autre.
Il laissa le pouls de la Tour et le chant de ses multiples voix lui envahir l’esprit et mettre des ailes à ses bottes… un petit peu, du moins. Il commençait à y avoir plus de roses, des dizaines éparpillées de part et d’autre de la route, illuminant le paysage plutôt morne. Quelques-unes poussaient sur la route même, et il veilla à les contourner. Il avait beau être épuisé, il n’aurait pas voulu par négligence en écraser une seule, ou ne serait-ce que rouler sur un pétale tombé.
Il s’arrêta pour la nuit alors que le soleil était encore haut au-dessus de l’horizon, trop épuisé pour aller plus loin, bien qu’il leur restât au bas mot deux heures de lumière. Il trouva un cours d’eau asséché, dans le lit duquel poussait un essaim sauvage de ces roses splendides. Leur chant ne soulagea pas sa fatigue, mais dans une certaine mesure il lui remonta un peu le moral. Il eut le sentiment qu’il en allait de même pour Patrick et Ote, et c’était une bonne chose. Lorsque Patrick s’était réveillé, il avait commencé par jeter des regards fascinés alentour. Puis son visage s’était assombri, et Roland avait compris qu’il se remémorait subitement que Susannah était partie. Sur le coup le garçon avait un peu pleuré, mais peut-être ne pleurerait-il plus.