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Et alors venait le bourdonnement, gagnant rapidement en volume à mesure qu’il progressait vers les confins de leur crâne, et la pièce se remplissait de nouveau de hurlements d’effroi…

— Madame ? Tout va bien ?

— Oui. Pourquoi cette question, Nigel ?

— Je crois que vous avez frissonné.

— Peu importe. Contente-toi de m’emmener jusqu’à la porte vers New York, celle encore en état de marche.

6

Une fois qu’ils eurent quitté l’infirmerie, Nigel lui fit rapidement descendre un couloir, puis un autre. Ils débouchèrent sur des escalators qui avaient l’air de s’être figés des siècles plus tôt. Au milieu de l’un d’eux, une boule métallique sur pattes fit clignoter ses yeux rougeoyants en direction de Nigel et poussa un « Hop ! Hop ! ». Nigel répondit « Hop ! Hop !  » lui aussi, puis glissa à Susannah (sur ce ton de confidence qu’adoptent parfois les nantis quand ils parlent des Populations Défavorisées) :

— C’est un Contremaître Mécano, et il est coincé là depuis plus de huit cents ans — ses circuits ont disjoncté, j’imagine. Pauvre petite chose ! Mais il s’efforce toujours de faire de son mieux.

À deux reprises, Nigel lui demanda si elle pensait qu’on pourrait lui réparer les yeux.

La première fois, Susannah répondit qu’elle n’en savait rien. La seconde — un peu désolée pour lui, qu’elle ne voyait plus comme une machine —, elle lui demanda ce que lui il en pensait.

— Ce que je pense, c’est que c’est bientôt la fin du service, pour moi.

Puis il ajouta quelque chose qui donna à Susannah la chair de poule.

— Ô Discordia !

Les frères Diem sont morts, se dit-elle en se remémorant — ou bien n’était-ce qu’un rêve ? Une vision ? Un aperçu de sa Tour à elle ? — un détail de son périple avec Mia. Ou était-ce à Oxford, Mississippi ? Ou bien les deux ? Papa Doc Duvalier est mort. Christa McAuliffe est morte. Stephen King est mort, le célèbre écrivain du Maine a été tué alors qu’il se promenait, Ô Discordia, Ô perdu.

Mais qui était ce Stephen King ? Et cette Christa McAuliffe, d’ailleurs ?

Ils dépassèrent un des ignobles qui avaient assisté à la mise au monde du monstre de Mia. Il se tenait recroquevillé sur le sol du couloir comme une crevette humaine, son arme dans une main, et un trou sur la tempe. Susannah supposa qu’il s’était suicidé. Et ça se tenait, en un sens. Parce que les choses avaient mal tourné, pas vrai ? Et si le bébé de Mia ne trouvait pas rapidement le chemin de la maison, Grand Papa Rouge allait entrer dans une rage noire. Peut-être même qu’il piquerait une colère, même si Mordred trouvait son chemin tout seul.

Son autre père. Car c’était là un monde de jumeaux et de jeux de miroirs, et Susannah en comprenait à présent plus qu’elle ne le souhaitait, concernant ce qu’elle avait vu. Mordred était un jumeau, lui aussi, une créature à la Docteur Jekyll et Mister Hyde, avec deux facettes. Aussi lui fallait-il se rappeler le visage de deux pères.

Ils croisèrent bon nombre d’autres cadavres. Pour Susannah, tous avaient l’air de s’être suicidés. Elle demanda à Nigel s’il le savait — à l’odeur, ou à d’autres indices — mais il prétendit ne pas pouvoir dire.

— Il en reste combien, d’après toi ? s’enquit-elle bientôt.

Son sang s’était un peu refroidi, avec le temps, et à présent elle se sentait nerveuse.

— Pas beaucoup, madame. Je pense que la plupart ont changé de décor. Très probablement pour rejoindre la Derva.

— La Derva ? Qu’est-ce que c’est ?

Nigel répondit qu’il était terriblement confus, mais que c’était là une information confidentielle, et qu’elle ne pourrait y avoir accès qu’en échange du mot de passe adéquat. Susannah hasarda un voll, mais sans succès. Idem avec dix-neuf et avec sa dernière tentative, quatre-vingt-dix-neuf. Elle devrait se contenter de savoir que la plupart de ses ennemis étaient partis.

Nigel prit à gauche, s’engageant dans un couloir jalonné de portes, des deux côtés. Elle le fit s’arrêter assez longtemps pour en ouvrir une, mais elle ne trouva rien derrière susceptible de l’intéresser. Elle donnait sur un bureau, déserté depuis longtemps, à en juger par l’épaisse couche de poussière qui s’y était accumulée. Sur l’un des murs, une affiche attira son attention. Il s’agissait d’un poster représentant un groupe d’ados lancés dans des déhanchements effrénés, avec la légende suivante, en grosses lettres bleues :

ÉCOUTEZ-MOI ÇA, LES CHATS

DE GOUTTIÈRE ET LES P’TITES CHATTES

QUI SE DEHANCHENT ! MOI J’AI FAIT

LA FÊTE AVEC ALAN FREED[5] !

CLEVELAND, OHIO, OCTOBRE 1954

Susannah était presque certaine que l’artiste sur scène était Richard Penniman[6]. Les habitués des clubs folk comme elle affectaient un dédain particulier pour tout ce qui faisait plus de bruit que Phil Ochs, mais la vérité, c’est que Suze avait toujours eu un faible pour Little Richard. Mince alors, Mam’zelle Molly[7], t’aimais te trémousser, pour sûr. Ça devait lui venir de Detta.

Est-ce qu’à une époque ces gens ont utilisé ces portes pour aller se balader dans les diverset quand de leur choix ? Se servaient-ils du pouvoir du Rayon pour transformer certains des niveaux de la Tour en attractions touristiques ?

Elle posa la question à Nigel, qui répondit qu’il était bien certain de ne pas en avoir la moindre idée. Il avait toujours l’air de regretter la perte de ses yeux.

Ils finirent par déboucher dans une rotonde qui résonnait, avec des portes distribuées sur toute la circonférence. Au sol, les dalles de marbre étaient disposées en damier noir et blanc ; Susannah se rappelait avoir vu ce motif lors de certains de ses rêves confus, dans lesquels Mia partait nourrir son p’tit gars. Au-dessus, très haut, des constellations d’étoiles électriques clignotaient dans un firmament bleuté, à présent tout craquelé de fissures. Cet endroit lui évoquait le berceau de Lud, et plus encore la gare de Grand Central. Quelque part dans les murs, des filtres ou des turbines de climatisation rouillés tournaient paresseusement. L’odeur ambiante lui était étrangement familière, et après un bref effort de mémoire, Susannah l’identifia : c’était le désinfectant Comet. Ils étaient partenaires du Juste Prix, qu’elle regardait parfois à la télé, quand il lui arrivait d’être chez elle le matin. « Ici Don Pardo. Je vous prie d’accueillir notre invité, M. Bill Cullen[8] ! » Susannah eut un léger vertige et dut fermer les yeux.

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5

Alan Freed (1922–1963) : Animateur de radio américain, passionné de musique noire américaine, ayant beaucoup contribué dans les années cinquante à la diffusion du rhythm’n’blues, qu’il rebaptisa rock’n’roll pour éviter les préjugés racistes. (N.d.T.)

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6

Richard Penniman (né en 1932) : surnommé « Little Richard », chanteur américain ayant commencé sa carrière dans le blues et le gospel dans les années cinquante, pour opter ensuite pour le rock’n’roll (il est l’auteur du tube Tutti Frutti d’Elvis Presley, entre autres), puis la variété. Aussi connu pour ses textes tendancieux et son comportement outrancier sur scène. (N.d.T.)

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7

Référence à un titre célèbre de Little Richard, Good Golly Miss Molly. (N.d.T.)

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8

Don Pardo et Bill Cullen : célèbres acteurs et présentateurs américains, ayant animé de nombreuses émissions de radio, puis de télévision à partir des années quarante. (N.d.T.)