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Il y avait un bosquet de peupliers sur la rive — du moins le Pistolero pensait qu’il s’agissait de peupliers — mais ils étaient morts lorsque le cours d’eau qui baignait leurs racines avait disparu. Leurs branches faméliques brandissaient leurs entrelacs dénudés sur fond de ciel. Dans leurs silhouettes il voyait se dessiner le nombre dix-neuf encore et encore, dans les chiffres de son monde à lui, mais aussi dans ceux du monde de Susannah. À un endroit, les branches avaient même l’air d’écrire VOLL sur le ciel qui s’obscurcissait.

Avant de faire le feu et de leur préparer un souper précoce — les boîtes de conserve récupérées dans le garde-manger de Dandelo feraient bien l’affaire, ce soir, se dit-il — Roland descendit dans le lit asséché de la rivière pour aller respirer les roses, vagabondant lentement le long des arbres morts en écoutant leur chant. Tant le parfum que le chant le revigorèrent.

Se sentant un peu mieux, il partit ramasser du bois au pied des arbres (cassant certaines des branches basses de belle taille, faisant voler des éclats qui lui rappelaient un peu les crayons à papier de Patrick) et empila le petit bois au centre. Puis il gratta une allumette, en entonnant ce vieux catéchisme presque sans l’entendre : « Fuse, fuse, belle étincelle, que ton feu réchauffe ma tanière. »

Tandis qu’il attendait que le feu prenne, puis se réduise à un lit de braises rosées, Roland sortit la montre qu’on lui avait donnée à New York. La veille elle s’était arrêtée, bien qu’on lui ait assuré que la pile qui la faisait marcher durerait au moins cinquante ans.

À présent, alors que la fin d’après-midi avançait sereinement vers le soir, les aiguilles s’étaient doucement mises à tourner à l’envers.

Fasciné, il observa le phénomène pendant un petit moment, puis referma le clapet et examina les sigleus gravés dessus : clé, rose et Tour. Une faible lueur bleu cobalt s’était mise à scintiller des fenêtres qui escaladaient la Tour en spirale.

Ils ne savaient pas que ça se produirait, se dit-il, puis il replaça soigneusement la montre dans la poche avant gauche de son pantalon, vérifiant d’abord (comme il le faisait toujours) qu’il n’y avait pas de trou au fond. Puis il cuisina. Lui et Patrick mangèrent de bon cœur.

Ote n’avala pas une seule bouchée.

6

Mis à part la nuit de palabre passée avec l’homme en noir — cette nuit durant laquelle Walter lui avait tiré les cartes avec son jeu de tarots sans doute truqué — ces douze heures d’obscurité près du ruisseau asséché furent les plus longues de la vie de Roland. La lassitude s’abattit sur lui, plus profonde et plus sombre que jamais, jusqu’à peser comme un manteau de pierre. D’anciens visages et d’anciens lieux défilaient devant ses yeux lourds : Susan, galopant à bride abattue le long de l’Aplomb, ses cheveux blonds flottant derrière elle ; Cuthbert dévalant la colline de Jéricho Hill, à un train d’enfer lui aussi, en vociférant et en riant ; Alain Johns, levant son verre pour porter un toast ; Eddie et Jake se battant dans l’herbe en hurlant de rire, tandis qu’Ote dansait autour d’eux en jappant.

Mordred était là quelque part, non loin, pourtant Roland se sentait sans arrêt glisser vers le sommeil. À chaque fois qu’il se réveillait en sursaut, les yeux écarquillés, scrutant fébrilement les ténèbres, il savait qu’il avait frôlé de plus près l’inconscience. À chaque fois il s’attendait à voir l’araignée avec sa marque rouge sur le ventre fondre sur lui, mais il ne voyait rien d’autre que les hobs, et leur halo orange dansant au loin. Il n’entendait rien d’autre que le murmure du vent.

Mais il est là. Il attend son heure. Et si je dors — quand je dormirai — il s’abattra sur nous.

Vers trois heures du matin, par la seule force de sa volonté, il s’obligea à se tirer d’une somnolence qui s’apprêtait à basculer dans le sommeil profond. Il scruta désespérément les alentours, se frottant les yeux avec la base du poignet, assez fort pour faire exploser des miarces, des flambilles et des saintes-fites dans son champ de vision. Le feu avait beaucoup baissé. Patrick était étendu à cinq ou six mètres de lui, au pied tordu d’un peuplier. De là où Roland était assis, le garçon n’était qu’une bosse recouverte d’une peau de cerf. Il ne vit pas trace d’Ote. Le Pistolero appela le bafouilleux, mais ne reçut pas de réponse. Roland s’apprêtait à aller inspecter les lieux lorsqu’il aperçut le vieil ami de Jake juste à la limite de la zone éclairée par le feu mourant — ou du moins aperçut-il la lueur dorée de ses yeux. Ces yeux fixèrent Roland pendant quelques secondes, puis disparurent, sans doute lorsque Ote glissa sa truffe entre ses pattes avant.

Il est fatigué, lui aussi, se dit Roland. Et quoi d’étonnant ?

La question de savoir ce qu’Ote allait devenir après le lendemain commença à se faire jour à la surface de la conscience du Pistolero, de sa conscience épuisée, et il l’écarta. Il se leva (dans sa grande fatigue, il sentit qu’il portait instinctivement les mains à la hanche qui le faisait autrefois souffrir, comme s’il s’attendait à ce que la douleur renaisse), s’approcha de Patrick et le secoua pour le réveiller. Il lui fallut un moment, mais le garçon finit par ouvrir les yeux. Ça ne suffisait pas au Pistolero, qui l’attrapa par les épaules et le tira en position assise. Lorsque le jeune garçon essaya de se rallonger, Roland le secoua. Fort. Patrick posa sur Roland un regard lourd d’incompréhension.

— Aide-moi à refaire du feu, Patrick.

Cette tâche le réveillerait un peu. Et une fois que le feu brûlerait à nouveau haut et fort, il ferait monter brièvement la garde à Patrick. Roland n’aimait pas beaucoup cette idée, et il savait pertinemment que laisser Patrick responsable du tour de guet était dangereux, mais essayer de tenir lui-même tout le reste de la nuit était plus dangereux encore. Il avait besoin de sommeil. Une heure ou deux suffiraient, et Patrick pouvait à n’en pas douter rester réveiller ce temps-là.

Patrick contribua volontiers à ramasser du bois et à le jeter dans le feu, bien qu’il eût la rapidité d’une bougie — un corps ranimé, dans le jargon de Gilead. Et lorsque le feu fut de nouveau vaillant, il se recroquevilla dans son coin, ses jeunes bras pendant entre ses genoux cagneux remontés à hauteur du menton, déjà plus endormi qu’éveillé. Roland se dit qu’il lui faudrait peut-être gifler le garçon pour le ramener à lui, et il devait bientôt regretter — amèrement — de ne l’avoir pas fait.

— Patrick, écoute-moi, dit-il en secouant le garçon par les épaules, assez fort pour faire voler ses cheveux autour de son visage, mais une partie lui retomba dans la figure.

Roland les écarta d’un geste de la main.

— J’ai besoin que tu restes éveillé et que tu montes la garde. Rien qu’une heure… juste le temps que je… Lève les yeux, Patrick ! Regarde-moi ! Par les dieux, ne t’avise pas de te rendormir comme ça ! Est-ce que tu la vois ? L’étoile la plus brillante, parmi celles qui sont près de nous !

C’était de la Vieille Mère que parlait Roland, et Patrick hocha immédiatement la tête. Une lueur d’intérêt pointait désormais dans ses yeux, ce que le Pistolero trouva encourageant. C’était le regard « je veux dessiner » de Patrick. Et s’il restait assis là à dessiner la Vieille Mère qui scintillait entre deux branches du plus gros peuplier mort, alors il y avait de bonnes chances pour qu’il restât éveillé. Peut-être même jusqu’à l’aube, s’il s’impliquait vraiment.