— Là, Patrick.
Il fit asseoir le garçon contre la base du tronc. Il était osseux et noueux et — espéra Roland — la posture était assez inconfortable pour ne pas lui donner envie de se rendormir. Et Roland avait l’impression de faire tous ces mouvements comme sous l’eau. Dieux, qu’il était fatigué. Tellement fatigué.
— Tu la vois toujours ? L’étoile ?
Patrick hocha la tête avec gourmandise. Il semblait avoir jeté son envie de dormir aux orties, et le Pistolero remercia les dieux de cette faveur inattendue.
— Lorsqu’elle passera derrière cette grosse branche, et que tu ne la verras plus, ou que tu ne pourras plus la dessiner sans te lever… alors viens me réveiller. Réveille-moi, même si c’est très difficile. Tu comprends ?
Patrick hocha nouveau vigoureusement la tête, mais Roland voyageait avec lui depuis assez longtemps maintenant pour savoir que ce hochement de tête pouvait signifier tout et son contraire. Il avait envie de faire plaisir, ça oui. Si on lui demandait si neuf et neuf faisaient dix-neuf, il opinerait avec le même enthousiasme.
— Quand tu ne pourras plus la voir de là où tu es assis…
À présent même ses propres paroles semblaient venir de très loin. Il lui faudrait juste espérer que Patrick avait compris. Le garçon sans langue avait sorti son bloc, du moins, et un crayon fraîchement taillé.
Voilà ma meilleure protection, murmura l’esprit de Roland alors qu’il retournait à son petit tas de peaux entre le feu de camp et Ho Fat II. Il ne s’endormira pas tant qu’il dessinera, pas vrai ?
Il espérait que non, mais en fait il n’en savait rien. Et ça n’avait pas d’importance, parce que Roland de Gilead allait dormir, de toute façon. Il avait fait de son mieux, et il faudrait bien que ça suffise.
— Une heure, marmonna-t-il, et sa voix était petite et lointaine à ses oreilles. Réveille-moi dans une heure… quand l’étoile… quand la Vieille Mère passera derrière…
Mais Roland ne put terminer. Il ne savait même plus ce qu’il disait. L’épuisement s’empara de lui et le transporta en un éclair au plus profond d’un sommeil sans rêves.
Mordred assista à toute la scène, à travers les lunettes porte-loin. Sa fièvre était montée en flèche et dans cette flamme vive et soudaine, son épuisement à lui avait momentanément disparu. C’est avec grand intérêt qu’il vit le Pistolero réveiller le muet — l’Artiste — et le malmener pour qu’il l’aide à refaire du feu. Il regardait le muet, attendant impatiemment qu’il ait fini sa corvée et retourne dormir avant que le Pistolero ait pu l’en empêcher. Mais ce ne fut pas le cas, malheureusement. Ils avaient établi leur campement près d’un bosquet de peupliers morts, et Roland avait conduit l’Artiste près du plus gros arbre. Il avait tendu le bras vers le ciel. Il était constellé d’étoiles, mais Mordred supposa que le Vieux Papa Blanc Pistolero désignait la Vieille Mère, parce que c’était l’astre le plus brillant. L’Artiste, qui n’avait pas l’air bien gâté par la Nature (du moins au niveau du cerveau), avait fini par comprendre. Il avait sorti son bloc et s’était déjà mis au travail quand Vieux Papa Blanc était allé s’isoler un peu plus loin d’un pas trébuchant, marmonnant toujours ses instructions et ses ordres, auxquels il était évident que l’Artiste ne prêtait strictement aucune attention. Vieux Papa Blanc s’était effondré avec une telle rapidité que Mordred avait craint un instant que le vieux bout de lard qui servait de cœur à ce vieux salaud ait finalement lâché. Puis Roland s’était retourné dans l’herbe, se calant plus à son aise, et Mordred, allongé sur un monticule à une centaine de mètres à l’est du lit asséché, avait senti son propre rythme cardiaque ralentir. Et quel que fût l’épuisement du Vieux Papa Blanc Pistolero, son apprentissage et sa longue lignée, qui remontait aussi loin qu’Arthur l’Aîné lui-même, suffiraient à le faire s’éveiller en sursaut, l’arme à la main, à la seconde où l’Artiste vociférerait un de ses cris indistincts mais infernaux. Mordred fut saisi de crampes, les plus fortes jusqu’à maintenant. Il se courba en deux, luttant pour garder sa forme humaine, luttant pour ne pas hurler, luttant pour ne pas mourir. Il entendit un autre de ces longs gargouillis venus d’en bas et sentit un flot de liquide brun et grumeleux lui dégouliner le long des jambes. Mais son odorat surnaturel ne sentit pas que l’odeur d’excréments dans cet amas désastreux ; cette fois-ci, il sentit l’odeur du sang se mêler à celle de la merde. Il se dit que la douleur ne cesserait jamais, qu’elle irait croissant jusqu’à le déchirer en deux, mais elle finit par se relâcher quelque peu. Il jeta un œil à sa main gauche et ne fut pas totalement surpris de constater que les doigts en avaient noirci et s’étaient soudés les uns aux autres. Ils ne reprendraient jamais allure humaine, ces doigts-là. Il avait l’intuition qu’il ne lui restait plus qu’une métamorphose, en lui. De la main droite, Mordred essuya la sueur sur son front et porta de nouveau les bi-lunettes à ses yeux, priant son Papa Rouge que cet idiot de muet se soit endormi. Mais non. Il était appuyé contre son peuplier et observait la Vieille Mère, baissant la tête toutes les trois ou quatre secondes pour compléter son dessin. C’est à cet instant que Mordred Deschain s’approcha le plus près du désespoir. Tout comme Roland, il pensait que dessiner était la chose qui avait le plus de chances de garder cet idiot éveillé. Alors pourquoi ne pas céder à la métamorphose alors qu’il pouvait encore profiter de l’énergie destructive de sa dernière poussée de fièvre, et l’utiliser comme carburant ? Pourquoi ne pas tenter sa chance ? C’était Roland qu’il voulait, après tout, pas le gosse. Sous sa forme araignée, il pouvait sans doute se jeter sur le Pistolero assez rapidement pour l’arracher au sol et le précipiter dans sa bouche avide. Vieux Papa Blanc lâcherait peut-être un coup de feu, voire deux, mais Mordred pensait pouvoir en encaisser un ou deux, si les petits missiles de plomb ne dénichaient pas l’excroissance blanche sur le dos de l’araignée : le cerveau de son corps double. Et une fois que je le tiendrai, je ne le lâcherai que quand il sera saigné à blanc, plus qu’une momie desséchée, comme l’autre, Mia.
Il se détendit, s’apprêta à laisser la métamorphose s’emparer de lui, puis une autre voix s’éleva à l’intérieur de sa tête. C’était la voix de son Papa Rouge, celui emprisonné sur le flanc de la Tour Sombre, qui avait besoin de Mordred vivant, du moins pour encore un jour, pour que Mordred vienne libérer son père.
Attends encore un peu, conseilla la voix. Encore un petit peu. Je n’ai peut-être pas encore abattu toutes mes cartes, je lui réserve une surprise. Attends… attends encore un peu…
Mordred attendit. Et au bout de quelques secondes, il sentit la pulsation de la Tour Sombre se transformer.
Patrick sentit ce changement, lui aussi. Le pouls se fit apaisant. Et des mots voguaient sur l’onde, des mots qui émoussaient son désir de dessiner. Il traça encore un trait, puis s’interrompit. Il posa son crayon par terre et se mit à fixer la Vieille Mère, qui semblait puiser en cadence avec les mots dans son esprit, ces mots que Roland aurait reconnus. Sauf qu’ils étaient chantés par une voix de vieillard, chevrotante mais douce.