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Et il se rendit soudain compte que c’était en son nom à lui.

Pourquoi ne pas le tuer, alors ? lança la voix vicieuse qui battait sous son crâne. Tue-le et mets fin à ses souffrances, si tu as de tels accès de tendresse à son égard ! Lui et le bafouilleux pourraient pénétrer ensemble dans la clairière. Et te préparer une place, Pistolero.

Roland secoua la tête et essaya de sourire.

— Nenni, Patrick, fils de Sonia, dit-il (car c’est ainsi que Bill le robot avait appelé le garçon). Nenni, j’avais tort — une fois encore — et je ne te gronderai pas. Mais…

Il rejoignit le garçon. Patrick se recula loin avec un sourire de chien battu qui fit monter une nouvelle vague de colère dans le cœur de Roland, mais cette fois-ci il réprima cette émotion sans trop de mal. Patrick aussi avait aimé Ote, et dessiner était son seul moyen de faire face au chagrin.

Mais Roland s’en souciait peu, pour l’instant.

Il se pencha et prit doucement la gomme des mains de Patrick. Le jeune garçon lui adressa un regard interrogateur puis tendit sa main vide, suppliant des yeux qu’on lui rende son jouet merveilleux (et tellement utile).

— Nenni, dit Roland aussi gentiment qu’il put, tu t’es débrouillé pendant les dieux savent combien de temps, sans même soupçonner l’existence de ces choses-là ; tu pourras bien tenir jusqu’à la fin de la journée, je pense. Et il se peut que tu aies quelque chose à dessiner — puis à effacer —, plus tard. Est-ce que tu intuites, Patrick ?

Patrick n’intuitait pas, mais une fois la gomme rangée à l’abri dans la poche du Pistolero, il parut l’oublier et se remit tout bonnement à dessiner.

— Mets aussi ton bloc de côté, pendant un petit moment, lui dit Roland.

Patrick s’exécuta sans se faire prier. Il tendit le doigt vers le chariot, puis vers la Route de la Tour, et émit un de ses coups de klaxon interrogatifs.

— Si fait, acquiesça Roland. Mais d’abord, nous devons inspecter le gunna de Mordred — nous y trouverons peut-être quelque chose d’utile — et enterrer notre ami. Veux-tu bien m’aider à mettre Ote en terre, Patrick ?

Patrick était tout disposé à l’aider, et l’enterrement ne prit pas longtemps. Ce corps était bien plus petit que le cœur qu’il contenait. En milieu de matinée, ils avaient repris la route, et parcouraient les derniers kilomètres qui les séparaient encore de la Tour Sombre.

CHAPITRE 3

Le Roi Écarlate et la Tour Sombre

1

La route autant que le récit ont été longs, vous ne trouvez pas ? Le voyage a été long, et le prix à payer, élevé… mais les grandes choses ne se gagnent pas facilement. Un long récit, comme une haute Tour, se construit une pierre à la fois. À présent, néanmoins, à mesure qu’approche la fin, regardez avec attention ces deux voyageurs, cheminant vers nous avec grand soin. L’homme le plus âgé — celui au visage ridé et tanné par le soleil, et le pistolet à la hanche — tire le chariot qu’ils appellent Ho Fat II. Le plus jeune — celui avec cet énorme bloc de feuilles à dessin calé sous l’aisselle, qui lui donne des airs d’étudiant des temps anciens — marche à ses côtés. Ils escaladent une colline en pente douce, qui ressemble à s’y méprendre aux centaines de collines qu’ils ont déjà gravies. La route qu’ils suivent est envahie par les herbes folles, et jalonnée de part et d’autre de murs de pierre en ruine. Des roses sauvages poussent à profusion au milieu des gravats, formant un ensemble charmant. Dans le vaste paysage parsemé de buissons qui s’étend à perte de vue au-delà de ces murs, surgissent çà et là d’étranges édifices de pierre. Certains rappellent des châteaux effondrés ; d’autres ont des airs d’obélisques égyptiens ; quelques-uns encore sont de toute évidence des Anneaux de parole, de ceux dans lesquels on convoque les démons. Plus loin, des ruines de menhirs et de dolmens font penser à Stonehenge. On s’attendrait presque à voir apparaître des Druides en robes à capuche, assemblés au centre du grand cercle, interrogeant les runes… pourtant les premiers gardiens de ces monuments, précurseurs des Grands Monuments, ont tous disparu. Seuls de petits troupeaux de bannocks paissent là où autrefois on priait.

Quelle importance ? Ce ne sont pas de vieilles ruines que nous sommes venus contempler, à la fin de notre long voyage, mais ce vieux pistolero tirant les poignées de son chariot. Nous nous tenons au sommet de cette colline, à l’attendre, tandis qu’il monte vers nous. Il vient. Il avance. Plus impitoyable que jamais, cet homme apprend toujours le langage de la terre (du moins en partie) et les us du pays. Il est toujours le genre d’homme à redresser les tableaux dans des chambres d’hôtel inconnues. Beaucoup de choses en lui ont changé, mais pas ça. Il gravit la colline, tellement près de nous à présent qu’on peut sentir l’arôme acide de sa sueur. Il lève les yeux, lançant ce regard absent et machinal à chaque sommet de colline, devant, puis de chaque côté — Inspectez toujours le paysage alentour, c’était un des mots d’ordre de Cort, et le dernier de ses élèves ne l’a toujours pas oublié. Il regarde sans la moindre lueur d’intérêt, baisse les yeux… et s’arrête. Au bout de quelques secondes passées à scruter les pavés brisés et infestés de mauvaises herbes de la route, il lève de nouveau le regard, plus lentement, cette fois-ci. Beaucoup plus lentement. Comme effrayé par ce qu’il croit avoir aperçu.

Et c’est ici qu’il nous faut le rejoindre — sombrer en lui — même si ce pauvre bougre qui se croit écrivain serait à présent bien en peine d’inspecter le paysage du cœur de Roland dans un tel moment, quand apparaît enfin à l’horizon le seul et unique but de toute son existence. Il est de ces moments au-delà même de l’imagination.

2

Roland leva rapidement les yeux en atteignant le haut de la colline, non pas par crainte du moindre problème, mais parce que cette habitude était trop bien ancrée en lui pour l’abandonner aujourd’hui. Inspectez toujours le paysage alentour, leur disait Cort, leur martelant cette consigne depuis qu’ils étaient babés, ou presque. Il jeta un œil à la route en contrebas — il devenait de plus en plus difficile de slalomer entre les roses sans en écraser aucune, bien qu’il y soit parvenu jusqu’ici — et c’est alors, bien tardivement, qu’il prit conscience de ce qu’il avait vu.

Ce que tu as cru voir, se dit Roland à lui-même, en scrutant toujours la route. C’est sans doute une autre de ces ruines étranges que nous croisons depuis que nous nous sommes remis en route.

Mais alors, Roland lui-même savait qu’il n’en était rien. Ce qu’il venait de voir ne se situait pas sur le côté de la Route de la Tour, mais en plein milieu.