Il releva les yeux, entendit craquer ses vertèbres comme les gonds d’une vieille porte, et là, encore à quelques kilomètres mais visible à l’horizon, aussi réelle que toutes ces roses, se dressait le sommet de la Tour Sombre. Celle-là même qu’il avait vue dans ces milliers de rêves, il la voyait à présent de ses yeux. À cinquante ou soixante mètres devant eux, la route montait de nouveau à flanc de colline, une colline plus haute ornée d’un ancien Anneau de parole bordé de lierre et de chèvrefeuille d’un côté, et d’un bosquet d’arbres de fer de l’autre. Au centre de cet horizon proche, la forme noire se dressait, obscurcissant une petite portion de ciel bleu.
Patrick vint s’immobiliser aux côtés de Roland et émit un de ses bruits de klaxon.
— Tu la vois ? demanda Roland d’une voix rauque et brisée par la stupéfaction.
Et alors, sans laisser à Patrick le temps de répondre, le Pistolero tendit la main vers ce que le jeune homme portait autour du cou. Car, pour finir, les jumelles avaient été le seul élément du gunna de Mordred qu’ils avaient estimé digne d’intérêt.
— Passe-les-moi, Pat.
Patrick les lui tendit volontiers. Roland les porta à ses yeux, procéda à un infime réglage puis retint son souffle en voyant surgir le sommet de la Tour dans son champ de vision, comme s’il pouvait la toucher. Et au-delà de l’horizon, est-ce qu’on la voyait entièrement ? Quelle portion observait-il en ce moment même ? Cinq mètres ? Peut-être même dix ou quinze ? Il n’en savait rien, mais il apercevait au moins trois des meurtrières qui escaladaient le corps de la Tour en spirale et il distinguait la fenêtre en oriel, tout en haut, avec toutes ses couleurs qui se reflétaient dans le soleil printanier, et le cœur noir qui semblait le foudroyer à travers les jumelles, comme l’œil même du Vaadasch.
Patrick couina et fit signe à Roland de lui prêter les jumelles. Il voulait regarder par lui-même, et Roland les lui tendit sans broncher. Il se sentait la tête qui tournait, il était ailleurs. Il lui revint à l’esprit qu’il s’était parfois senti dans cet état dans les semaines qui avaient précédé son combat avec Cort, comme s’il était un rêve, ou un rayon de lune. Il avait senti un bouleversement imminent, un vaste changement, et c’était ce qu’il ressentait en cet instant.
Le voilà, là-bas, songea-t-il. Le voilà, mon destin, la fin de la route de ma vie. Et pourtant mon cœur bat toujours (un peu plus vite qu’auparavant, à dire vrai), mon sang court toujours dans mes veines, et nul doute que quand je me pencherai pour reprendre les poignées de ce maudit chariot, mon dos grognera toujours et je lâcherai peut-être un petit pet. Rien n’a changé du tout.
Il attendit la déception que cette conclusion ne manquerait pas de provoquer — l’appel d’air. Il ne vint pas. Il ressentit à la place une vivacité étrange et galopante qui naquit dans sa tête et se répandit dans ses muscles. Pour la première fois depuis qu’ils étaient repartis en milieu de matinée, le souvenir d’Ote et de Susannah quitta son esprit. Il se sentait libre.
Patrick abaissa les jumelles. Lorsqu’il se tourna vers Roland, l’excitation se lisait sur son visage. Il tendit la main en direction du pouce noir qui se dressait au-delà de l’horizon et poussa un petit cri.
— Oui, acquiesça Roland, un jour, dans un monde quelconque, une version de toi la peindra, ainsi que Llamrei, le destrier d’Arthur l’Aîné. Je le sais, car je l’ai vu de mes yeux. Et pour l’heure, c’est là qu’il nous faut aller.
Patrick couina de nouveau, puis son visage se rembrunit. Il porta les mains à ses tempes et secoua sa tête d’avant en arrière, comme quelqu’un pris d’une terrible migraine.
— Oui. Moi aussi j’ai peur. Mais on ne peut pas l’empêcher. Je dois y aller. Préfères-tu rester ici, Patrick ? Rester ici à m’attendre ? Si tel est ton désir, je t’y autorise.
Patrick secoua instantanément la tête. Et, juste au cas où Roland n’aurait pas saisi, le jeune muet lui saisit fermement le bras. Sa main droite, celle avec laquelle il dessinait, avait une poigne de fer.
Roland hocha la tête. Tenta même un sourire.
— Oui, ça me va. Reste avec moi aussi longtemps que tu le voudras. Tant que tu comprends bien qu’à la fin, je devrai y aller seul.
Maintenant, après chaque déclivité, à chaque colline qu’ils franchissaient, la Tour paraissait plus proche. Les fenêtres s’enroulant autour de sa large circonférence apparaissaient en plus grand nombre. Roland apercevait deux poteaux métalliques saillant du sommet. Les nuages qui dérivaient le long des Sentiers des deux Rayons en état de marche semblaient s’élever comme des panaches de fumée du sommet de la Tour même, formant un grand X au milieu du ciel. Les voix gagnaient en puissance, et Roland se rendit compte qu’elles chantaient les noms des mondes. De tous les mondes. Il ne savait pas d’où lui venait cette intuition, pourtant elle était indiscutable. Cette légèreté de l’être continua de l’habiter. Alors qu’ils franchissaient la crête d’une colline avec à leur gauche de grands hommes de pierre marchant vers le nord (ce qu’il restait de leurs visages, peints d’une matière rouge vif qui rappelait du sang, leur lançait des regards furieux), Roland finit par dire à Patrick de grimper à bord du chariot. Patrick eut l’air surpris. Il se mit à pousser une série de petits cris dont Roland supposa qu’ils signifiaient : Mais tu n’es pas fatigué ?
— Si, mais j’ai besoin d’un ancrage. Sinon je suis capable de partir en courant vers cette Tour là-bas, même si une partie de moi sait que ce serait idiot. Et si ce n’est pas l’épuisement total qui me fait exploser le cœur, le Roi Rouge sera ravi de me décapiter avec un de ses jouets. Grimpe, Patrick.
Patrick s’exécuta. Il s’assit, penché vers l’avant, les jumelles collées aux yeux.
Trois heures plus tard, ils se retrouvèrent au pied d’une colline nettement plus abrupte. Et le cœur de Roland lui dicta que c’était la dernière. Can’-Ka No Rey se trouvait juste derrière. Au sommet, sur la droite, se détachait un cairn de rochers qui avait dû être une petite pyramide. Ce qu’il en restait mesurait environ dix mètres de haut. Des roses avaient poussé à sa base, formant un anneau rouge écarlate. Roland l’établit comme point de fuite et se mit à escalader lentement la colline, en tirant le chariot par les poignées. Tandis qu’il grimpait, le sommet de la Tour réapparut, puis s’allongea. Chaque pas élargissait la vision. Il voyait à présent les balcons, avec leur rambarde à hauteur de la taille. Nul besoin des jumelles. L’air était d’une transparence surnaturelle. Il évalua la distance le séparant encore de la Tour à sept kilomètres tout au plus. Peut-être même cinq. Les niveaux successifs apparaissaient sous ses yeux qui n’y croyaient pas encore tout à fait.
À quelques mètres du sommet, alors que la pyramide effondrée ne se trouvait plus qu’à une vingtaine de pas sur la droite, Roland s’arrêta, se penchant posa les poignées du chariot sur la route pour la dernière fois. Chaque nerf dans son corps tremblait, anticipant le danger.
— Patrick ? Descends.
Patrick mit pied à terre en poussant un gémissement, son visage anxieux tourné vers Roland.
Le Pistolero secoua la tête.
— Je ne peux pas te dire pourquoi, pour l’instant. Sauf qu’on est en danger.
Les voix formaient un grand chœur, mais l’air autour d’eux était immobile. Pas un oiseau ne traversait le ciel, aucun gazouillis ne venait troubler le silence. Ils avaient laissé derrière eux les bannocks vagabonds. Une brise légère murmurait autour d’eux, et les brins d’herbe ondulaient doucement. Les roses dodelinaient de leurs têtes carmin.