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Ils avancèrent tous deux côte à côte et, chemin faisant, Roland sentit un frôlement timide contre les deux doigts de sa main droite. Il se tourna vers Patrick. Le garçon lui rendit un regard angoissé, accompagné d’un pauvre sourire. Roland lui prit la main, et c’est ainsi qu’ils gravirent les derniers mètres de cette colline.

En contrebas apparut un gigantesque manteau rouge, qui s’étendait jusqu’à l’horizon, quelle que fût la direction où portait leur regard. La route tranchait dans le vif, ligne blanche poussiéreuse parfaitement rectiligne, d’environ trois mètres de large. Au milieu du champ de roses se dressait la Tour noire de suie, exactement telle qu’il se la représentait en rêve. Ses fenêtres scintillaient à la lumière du soleil. Là la route se scindait en deux, dessinant un cercle blanc parfait autour de la base de l’édifice, pour reprendre de l’autre côté, en direction de ce que Roland identifia comme le plein est, et non plus le sud-est. Une autre route partait à angle droit du pied de la Tour, au nord et au sud, s’il avait raison de croire que les points cardinaux étaient rétablis. D’en haut, la Tour Sombre devait ressembler au cœur noir d’un viseur de carabine écarlate.

— C’est…

Mais avant que Roland ait pu poursuivre, un hurlement de démence leur arriva, porté par la brise, bizarrement intact malgré la distance. C’est le Rayon qui l’amène jusqu’à nous, se dit Roland. Ainsi que les roses.

— PISTOLERO ! tonnait le Roi Cramoisi. L’HEURE EST VENUE POUR TOI DE MOURIR !

Il y eut un sifflement, d’abord faible, puis allant croissant, tranchant le chant combiné de la Tour et des roses comme le diamant le plus précis et le plus affûté qu’on ait vu de mémoire d’homme. Patrick resta pétrifié, à fixer bêtement la Tour. Il se serait fait arracher de ses bottes sans l’intervention de Roland, dont les réflexes étaient plus prompts que jamais. Il tira le jeune muet par la main jusque derrière le tas de pierres de la pyramide. D’autres pierres se cachaient dans les patiences et les stramoines hautes ; ils trébuchèrent sur l’une d’entre elles et s’affalèrent. Roland sentit un coin acéré se planter dans ses côtes.

Le sifflement continua de prendre de l’ampleur, se muant en gémissement assourdissant. Roland vit un éclair métallique voler dans l’air — un vif d’argent. Il alla percuter le chariot et explosa, éparpillant leur gunna aux quatre vents. Une bonne partie retomba sur la route, les boîtes de conserve roulèrent et rebondirent, certaines éclatèrent dans la poussière.

Puis ils entendirent un rire haut perché, qui fit grincer les dents de Roland. À ses côtés, Patrick s’était couvert les oreilles de ses paumes. La folie de ce rire était presque insupportable à entendre.

— MONTRE-TOI ! l’exhortait la voix démente et lointaine, entre deux éclats de rire. MONTRE-TOI ET VIENS DONC JOUER, ROLAND ! VIENS À MOI ! VIENS À TA TOUR, APRÈS TOUTES CES ANNÉES, NE VEUX-TU PAS VENIR ?

Patrick le considéra d’un regard effrayé et désespéré. Il serrait son bloc de feuilles contre sa poitrine comme un bouclier.

Roland jeta un regard prudent au-delà de la pyramide, et là, sur un balcon au deuxième niveau en partant de la base de la Tour, il vit exactement ce que représentait le tableau dans le bureau de sai Sayre : une tache rouge et trois petites taches blanches. Un visage et deux mains levées. Seulement il ne s’agissait pas d’un tableau, et l’une des mains eut un geste vif, celui de lancer quelque chose, bientôt suivi d’un autre de ces gémissements infernaux. Roland roula en arrière, se mettant à nouveau à couvert de la pyramide. Après un silence qui lui parut interminable, un deuxième vif d’argent percuta l’autre côté de la pyramide, puis explosa. La déflagration les projeta face contre terre. Patrick poussa un hurlement de terreur. Des rochers volèrent de toutes parts. Certains atterrirent sur la route, mais Roland ne vit pas un seul éclat toucher une rose.

Le garçon se remit à genoux en rampant et il se serait enfui en courant — sans doute par la route — si Roland ne l’avait pas rattrapé par le col de son manteau de peau, le plaquant de nouveau au sol.

— On est à l’abri, ici, murmura-t-il à l’intention du garçon. Regarde.

Il plongea la main dans un trou que venait de mettre au jour la chute de pierres, et en cogna l’intérieur avec ses phalanges, produisant un écho métallique qui lui fit découvrir les dents en un rictus amer.

— De l’acier ! Oui-là ! Il peut bien frapper avec une douzaine de ses sales bêtes volantes, ça ne la mettra pas par terre. Tout ce qu’il réussira à faire, c’est à faire voltiger des cailloux et à découvrir la couche située dessous. Tu intuites ? Et je ne crois pas qu’il ait l’intention de gâcher ses munitions. Il ne doit pas avoir bien plus qu’un chargement de mulet.

Avant que Patrick ait pu réagir, Roland jeta une nouvelle fois un regard par-dessus le rebord déchiqueté de la pyramide. Il plaça les mains en coupe autour de sa bouche et se mit à hurler.

— ESSAIE ENCORE UNE FOIS, SAI  ! ON EST TOUJOURS LÀ, MAIS TU AURAS PEUT-ÊTRE PLUS DE CHANCE AU PROCHAIN COUP !

Un silence, puis un nouveau cri de démence.

— IIIIIII ! COMMENT OSES-TU RIRE DE MOI ! COMMENT OSES-TU ! IIIIIIIIIIII !

Un autre sifflement suivit. Roland attrapa Patrick et le couvrit de son corps, à l’abri de la pyramide, mais sans s’y adosser. Il craignait que les vibrations au moment de l’impact du vif d’argent ne provoquent des commotions, ou ne leur réduisent les viscères en bouillie.

Seulement, cette fois-ci, le vif d’argent ne percuta pas la pyramide. Il vola près de leurs têtes et monta en flèche au-dessus de la route. Roland fit rouler Patrick sur le dos. Des yeux il repéra l’éclat doré et attendit le moment exact où il amorçait la boucle qui le ramènerait vers ses cibles. Il le fit exploser en plein vol comme une assiette d’argile. Il y eut un éclair aveuglant, puis l’engin disparut.

— BON SANG, TOUJOURS LÀ ! mugit Roland, veillant à insuffler juste la bonne dose de moquerie dans sa voix — ce qui n’était pas chose aisée, quand on hurlait à tue-tête.

Un nouveau cri lui répondit.

— IIIIIIIIIIIIIIII !

Roland s’étonnait que le Roi Rouge ne se soit pas fait éclater le cerveau en deux, à force de pousser des cris aussi perçants. Il rechargea la chambre qu’il avait vidée — il avait l’intention de garder un pistolet plein aussi longtemps que possible — et cette fois-ci le sifflement fut double. Patrick gémit, roula sur le ventre et plongea le visage dans l’herbe criblée de cailloux, se couvrant la tête de ses mains. Roland s’adossa à la pyramide de pierre et d’acier, le long canon de son six-coups posé sur sa cuisse, dans l’attente et détendu. En même temps, il dirigea toute sa volonté vers un seul objet. Ses yeux se mirent à larmoyer, en réaction à ce sifflement aigu qui approchait, mais il ne pouvait se permettre de les laisser s’embuer. S’il avait besoin de cette vue exceptionnelle qui avait fait sa renommée en son temps, c’était maintenant.

Ces yeux bleus n’avaient rien perdu de leur précision lorsque les vifs d’argent passèrent en flèche au-dessus de la route. Cette fois-ci, l’un d’eux obliqua à gauche, tandis que l’autre bifurquait à droite. Ils eurent quelques manœuvres aléatoires, oscillant follement dans un sens puis dans l’autre. Ce qui ne fit aucune différence. Roland attendait, assis les jambes allongées et ses vieilles bottes éculées réunies en V, son cœur battant lentement et régulièrement, l’œil empli de toute la clarté et de toutes les couleurs du monde (s’il avait pu voir plus clairement en ce jour ultime, il se dit qu’il aurait vu le vent). Puis il leva son arme en un éclair pour faire exploser les deux vifs d’argent en plein vol, et rechargea une nouvelle fois les chambres vides, tandis que les images rémanentes battaient devant ses yeux en rythme avec son cœur.