Il s’appuya contre le coin de la pyramide, s’empara des jumelles, les cala sur un éperon rocheux de taille adaptée et chercha son ennemi du regard. Le Roi Cramoisi lui sauta presque aux yeux, et pour une fois dans sa vie, Roland vit exactement ce qu’il s’attendait à voir : un vieillard doté d’un énorme nez, crochu et cireux ; des lèvres rouges écloses dans la neige d’une barbe luxuriante ; une chevelure blanche et vaporeuse qui tombait dans le dos du Roi, presque jusqu’à ses fesses maigres. Il tendait son visage rosi en direction des pèlerins. Il portait une robe d’un rouge éclatant, décorée çà et là d’éclairs et de symboles cabalistiques. À Susannah, Eddie et Jake, il aurait rappelé le Père Noël. Aux yeux de Roland, il avait exactement l’air de ce qu’il était : l’Enfer incarné.
— COMME TU ES LENT ! s’écria le Pistolero sur un ton de consternation amusée. ESSAIE AVEC TROIS, PEUT-ÊTRE QUE TROIS À LA FOIS TE SIÉRONT !
Observer par les jumelles, c’était comme regarder à travers un sablier magique, qu’on aurait incliné. Le Pistolero voyait le Gros Roi Rouge sauter en l’air, agiter les mains près de son visage de manière presque comique. Roland crut voir un cageot aux pieds de la silhouette en robe, mais il ne put en être certain. Les volutes de fer forgé entre le sol du balcon et la rambarde les lui cachaient.
Sans doute son stock de munitions, pensa le Pistolero. Ça doit être son stock de munitions. Combien peut-il en avoir, dans un cageot de cette taille ? Vingt ? Cinquante ? Peu importait. À moins que le Roi Rouge se mît à les lancer par douze, Roland n’avait aucune inquiétude quant à sa capacité d’abattre en plein vol tout ce que le vieux démon lui enverrait. Après tout, c’était pour ça qu’il était fait.
Malheureusement, le Roi Cramoisi le savait aussi bien que Roland lui-même.
La chose perchée sur son balcon lança un nouveau hurlement strident et épouvantable (Patrick enfonça ses doigts sales dans ses oreilles sales) et fit mine de refaire le plein de munitions. Cependant, il s’interrompit en plein mouvement. Roland le vit s’approcher de la rambarde du balcon… et fixer le Pistolero droit dans les yeux. Son regard furieux était rouge et brûlant. Roland abaissa immédiatement les jumelles, de crainte de se laisser fasciner.
L’appel du Roi dériva jusqu’à lui.
— ATTENDS UN PEU — ET MÉDITE SUR CE QUE TU AURAIS À GAGNER, ROLAND ! SONGE COMBIEN ELLE EST PROCHE ! ET… ÉCOUTE ! ÉCOUTE LE CHANT DE TA CHÉRIE !
Puis il se tut. Plus de sifflements ; plus de gémissements ; plus de vifs d’argent lancés à pleine vitesse. Roland n’entendit plus que le murmure du vent… et ce que le Roi voulait qu’il entende.
L’appel de la Tour.
Viens, Roland, chantaient les voix. Elles provenaient des roses de Can’-Ka No Rey, elles provenaient des Rayons au-dessus d’eux, en train de se reconstituer, et surtout elles provenaient de la Tour même, celle-là même qu’il avait cherchée toute sa vie, et qui était à présent à sa portée… pour qu’il s’en voie finalement refuser l’accès, au tout dernier moment. S’il allait jusqu’à elle, il se ferait tuer à découvert. Pourtant cet appel était comme un hameçon dans son esprit, qui l’attirait. Le Roi Cramoisi savait qu’il ferait son travail, avec un peu de patience. Et à mesure que le temps passait, Roland en fut lui aussi convaincu. Car les voix qui l’appelaient n’étaient pas constantes. À leur niveau moyen, il pouvait leur résister. Mais lorsque l’après-midi tendit vers le soir, l’appel gagna en intensité. Il comprit progressivement — et avec un sentiment croissant d’horreur — pourquoi dans ses rêves et dans ses visions il s’était toujours vu arriver à la Tour au coucher du soleil, alors que la lumière qui éclairait l’ouest semblait refléter le champ de roses, transformant le monde entier en une mare de sang de laquelle saillait un phare unique, d’un noir aussi profond que la nuit, se détachant sur l’horizon en flammes.
Il s’était vu y arriver au crépuscule car c’était le moment où l’appel intense de la Tour finirait par avoir raison de sa volonté. Il irait. Aucune puissance dans l’univers ne serait en mesure de l’en empêcher.
Viens… viens… devint VIENS… VIENS… puis VIENS ! VIENS ! Sa tête en était douloureuse. Sa tête douloureuse en voulait plus. Il se retrouva à genoux, encore et encore, se forçant à chaque fois à se rasseoir, le dos appuyé à la pyramide.
Patrick l’observait avec un effroi croissant. Il était partiellement ou complètement immunisé contre l’appel — ce que Roland comprenait — mais il mesurait ce qui était en train de se produire.
Ils étaient coincés depuis environ une heure (évalua Roland), lorsque le Roi tenta un nouvel envoi de vifs d’argent. Cette fois-ci, les deux engins piquèrent de part et d’autre de la pyramide et firent presque immédiatement demi-tour, fonçant sur lui avec un parfait ensemble, à environ cinq mètres l’un de l’autre. Roland cueillit le premier par la droite, cassa le poignet vers la gauche, et fit exploser l’autre sur fond de ciel. L’explosion du second vif d’argent lui balaya le visage d’un souffle chaud, mais au moins n’y eut-il pas d’éclats ; lorsqu’ils explosaient, les vifs d’argent explosaient complètement, semblait-il.
— ESSAIE ENCORE ! cria-t-il.
Il avait à présent la gorge sèche et râpeuse, mais il savait que ses mots portaient — l’air de cet endroit était fait pour ce genre de communication. Et il savait que chacune de ses paroles était une dague dont la lame venait piquer la chair du vieux fou. Mais il avait lui aussi ses problèmes. L’appel de la Tour devenait de plus en plus insoutenable.
— VIENS, PISTOLERO ! l’exhorta la voix enjôleuse du dément. PEUT-ÊTRE TE LAISSERAI-JE APPROCHER, APRÈS TOUT ! NOUS POURRIONS AU MOINS PALABRER SUR LE SUJET, NE CROIS-TU PAS ?
Et à sa grande horreur, Roland crut percevoir des accents de sincérité dans cette voix.
Oui, se dit-il avec amertume. Et on boira un petit café. Peut-être même qu’on se fera un petit casse-croûte.
Il sortit maladroitement la montre de sa poche et l’ouvrit d’une chiquenaude. Les aiguilles couraient vivement à l’envers. Il s’appuya contre la pyramide et ferma les yeux, mais c’était pire. L’appel de la Tour
(viens, Roland, Pistolero, comme-à-commala, la fin du voyage est là)
avait gagné en puissance, plus insistant que jamais. Il rouvrit les yeux et les leva vers le ciel impitoyable et les nuages qui défilaient à la queue leu leu jusqu’à la Tour, au bout du champ de roses.
Et la torture continua.
Il tint bon une heure de plus, tandis que s’allongeaient les ombres des buissons et des roses qui poussaient près de la pyramide, espérant sans y croire qu’il lui arriverait quelque chose, qu’il aurait une idée brillante qui le sauverait, lui évitant de remettre sa vie et son destin entre les mains du jeune garçon talentueux mais peu vif à ses côtés. Mais lorsque le soleil se mit à glisser derrière la ligne d’horizon à l’ouest et qu’au-dessus d’eux le bleu vira au noir, il sut qu’il n’y avait plus rien. Les aiguilles de sa montre gousset tournaient à l’envers, de plus en plus vite. Bientôt elles feraient l’hélice. Et quand ce serait le cas, il irait. Vifs d’argent ou pas (et qu’est-ce que ce vieux fou pouvait encore lui réserver ?), il irait. Il irait en courant, en zigzaguant, il ramperait au sol, s’il le fallait, et peu importe ce qu’il ferait, il savait qu’il pourrait s’estimer heureux de réussir à parcourir la moitié de la distance qui le séparait de la Tour Sombre avant de se faire trucider.