Il mourrait au milieu des roses.
— Patrick, dit-il d’une voix enrouée.
Patrick leva vers lui un regard chargé d’un intense désespoir. Roland baissa les yeux sur les mains du garçon — sales, galeuses, mais à leur façon porteuses d’un talent aussi extraordinaire que le sien — et céda. Il lui apparut clairement qu’il n’avait tenu aussi longtemps que par orgueil ; il avait voulu tuer le Roi Cramoisi, pas seulement l’envoyer dans le néant. Et bien sûr il n’avait aucune garantie que Patrick pourrait réserver au Roi le sort de la plaie de Susannah. Mais l’appel de la Tour serait bientôt trop fort pour qu’il puisse résister plus longtemps, et il n’avait plus d’autre choix, désormais.
— Change de place avec moi, Patrick.
Patrick obéit, en enjambant Roland avec précaution. Il se trouvait à présent au bord de la pyramide, côté route.
— Regarde par les lunettes porte-loin. Cale-les dans ce trou, là — oui, comme ça — et regarde.
Patrick s’exécuta à nouveau, pendant ce qui parut à Roland une éternité. Pendant ce temps, la voix de la Tour chantait et carillonnait, enjôleuse. Patrick finit par se tourner vers le Pistolero.
— Maintenant prends ton bloc, Patrick. Dessine cet homme là-bas.
Non pas qu’il fût vraiment un homme, mais il en avait l’apparence.
Mais Patrick se contenta tout d’abord d’examiner attentivement Roland, en se mordant la lèvre. Puis il finit par saisir la tête du Pistolero entre ses mains, et à l’approcher de la sienne, jusqu’à ce qu’ils fussent front contre front.
Très difficile, murmura une voix au plus profond de l’esprit de Roland. Ce n’était pas du tout une voix de garçon, mais d’homme. D’homme puissant. Il n’est pas complètement là. Il s’ombroie. Il se caméléone.
Où Roland avait-il déjà entendu ces mots ?
Pas le moment d’y réfléchir.
— Tu veux dire que tu ne peux pas ? demanda le Pistolero en injectant (avec un effort) une pointe d’incrédulité et de déception dans sa voix. Que toi, tu ne peux pas ? Que Patrick ne peut pas ? Que L’Artiste ne peut pas ?
Le regard de Patrick changea. L’espace d’une seconde, Roland vit passer une expression qui deviendrait constante, s’il devait atteindre l’âge adulte… et le tableau dans le bureau de Sayre confirmait qu’il deviendrait un homme, du moins dans un temps donné, dans un des mondes. Qu’il deviendrait assez vieux, du moins, pour peindre ce qu’il avait vu ce jour-là. Cette expression serait un jour de la morgue, s’il devait devenir un vieil homme doué d’un peu de sagesse pour accompagner son talent ; pour l’instant ce n’était que de l’arrogance. C’était le regard d’un gamin qui sait qu’il dégaine plus vite que la flamme bleue, qu’il est le meilleur et qui ne se soucie pas d’apprendre autre chose. Roland reconnaissait ce regard, car ne l’avait-il pas vu, renvoyé par des centaines de miroirs et d’étendues d’eau immobile, lorsqu’il avait l’âge de Patrick Danville ?
Je le peux, reprit la voix dans le cerveau de Roland. Je dis seulement que ce ne sera pas facile. J’aurai besoin de la gomme.
Roland secoua immédiatement la tête. Dans sa poche, ses doigts se refermèrent autour de ce qui restait de caoutchouc rose, et le serrèrent fort.
— Non. Tu dois dessiner à froid, Patrick. Que chaque ligne soit la bonne, dès le premier coup. C’est plus tard que tu effaceras.
Pendant une seconde, l’arrogance dans son regard vacilla, mais rien qu’une seconde. Et lorsqu’elle reparut, ce fut accompagnée d’une émotion que le Pistolero apprécia grandement, et qui le mit quelque peu à l’aise, aussi. C’était l’étincelle d’une vive excitation. L’étincelle qu’on retrouve dans l’œil de ceux qui possèdent un don, quand après des années passées à le gaspiller, ils se trouvent enfin défiés de mettre en œuvre leurs facultés, d’en éprouver les limites. Peut-être même de les dépasser.
Patrick se cala de nouveau derrière les jumelles, qu’il avait laissées de travers dans leur encoche. Il scruta de nouveau la Tour, tandis que les voix ressassaient leur couplet impérieux dans la tête de Roland.
Et enfin, il bascula sur le côté, prit son bloc et s’attaqua au dessin le plus important de toute sa vie.
Ce fut un travail de lenteur, comparé à la méthode habituelle de Patrick — des traits rapides qui constituaient en quelques minutes à peine un portrait vivant et fascinant. Roland dut se retenir à maintes reprises de hurler au garçon : Dépêche-toi ! Au nom de tous les dieux, dépêche-toi ! Ne vois-tu pas que je suis au supplice ?
Mais Patrick ne voyait rien, et ne s’en serait pas soucié, l’eût-il vu. Il était totalement absorbé dans son travail, transporté par cette avidité inconsciente, ne s’interrompant que pour jeter de nouveau un long regard dans les jumelles, afin de mieux s’imprégner de son modèle en robe rouge. Parfois il penchait le crayon pour affiner les ombres, puis il frottait du pouce pour estomper le trait. D’autres fois il roulait les yeux en arrière, ne montrant à Roland qu’un voile blanc cireux. On aurait dit qu’il restituait une version du Roi Rouge qui rayonnait dans son cerveau. Et qu’est-ce qui prouvait à Roland que tel n’était pas le cas ?
Je me moque du pourquoi et du comment. Qu’il termine avant que je devienne fou et parte en courant vers ce que le Vieux Roi Rouge appelle très justement « ma chérie ».
Une demi-heure longue de trois jours pleins s’écoula ainsi. Le Roi Cramoisi l’appela de nouveau, plus enjôleur que jamais, l’invitant à venir palabrer au pied de la Tour. Peut-être, ajouta-t-il, si Roland le libérait de sa prison sur ce balcon, ils pourraient enterrer la hache de guerre et monter ensemble au sommet, dans ce même esprit de franche cordialité. Ce n’était pas impossible, après tout. Une grosse averse réunissait d’insolites compagnons de couche, dans les auberges. Roland n’avait-il jamais entendu ce dicton ?
Le Pistolero le connaissait bien, ce dicton. Il savait aussi que l’offre du Roi Rouge était aussi fausse que sa requête précédente, sauf qu’il l’avait cette fois-ci habillée en queue-de-pie et cravate. Et Roland entendit l’inquiétude ramper dans la voix du vieux monstre. Il ne gaspilla pas son énergie à répondre.
Comprenant que ses câlineries avaient échoué, le Roi Cramoisi envoya un autre vif d’argent. Celui-ci s’envola si haut au-dessus de la pyramide qu’il ne fut qu’une étincelle, puis il plongea droit sur eux avec un hurlement de bombe en pleine chute. Roland lui régla son compte d’une seule balle et rechargea, piochant dans ses abondantes munitions. Pour être honnête, il aurait voulu que le Roi lui envoie d’autres de ses grenades volantes, car elles occupaient momentanément son esprit et éclipsaient le redoutable appel de la Tour.