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Elle m’attend, se dit-il avec désarroi. C’est ce qui rend toute résistance aussi difficile, je pense — c’est moi qu’elle appelle, moi en particulier. Pas Roland à proprement parler, mais la lignée d’Arthur l’Aîné tout entière… et de cette lignée, je suis le seul qui reste.

8

Alors que le soleil déclinant s’enveloppait de ses premiers voiles orangés et que Roland sentait qu’il ne pouvait plus résister, Patrick posa son crayon et tendit sa feuille à Roland, en fronçant les sourcils. Son regard fit peur à Roland. Il n’avait jamais vu cette expression particulière dans l’œil du jeune muet. L’ancienne arrogance de Patrick avait disparu.

Roland prit néanmoins le bloc, et pendant une seconde, se retrouva tellement sidéré par ce qu’il avait devant lui qu’il dut détourner le regard, comme si les yeux dessinés avaient eux aussi le pouvoir de le fasciner. De le forcer à poser son pistolet sur la tempe et à faire sauter sa cervelle douloureuse. C’était là l’expression du génie. Le visage avide et interrogateur était tout en longueur, les joues et le front marqués de rides si profondes qu’elles paraissaient s’enfoncer dans la chair même. Les lèvres encastrées dans la barbe moutonnante étaient charnues et cruelles. C’était la bouche d’un homme qui passerait sans peine du baiser à la morsure, si l’envie lui prenait, et l’envie lui en prenait souvent.

— POUR QUI TE PRENDS-TU ? hurla la voix de dément. Tu N’ARRIVERAS À RIEN, QUEL QUE SOIT TON PLAN ! C’EST MOI QUI TIENS LA TOUR — IIIIIIIIIIII ! — JE SUIS COMME LE CHIEN, ROLAND ! ELLE EST À MOI, MÊME SI JE NE PEUX L’ESCALADER ! ET TU VIENDRAS ! IIIII ! JE DIS VRAI ! AVANT QUE L’OMBRE DE LA TOUR N’ATTEIGNE TA CACHETTE DE COUARD, TU VIENDRAS ! IIIIIIIII ! IIIIIIIII ! IIIIIIIII !

Patrick se couvrit les oreilles en grimaçant. À présent qu’il avait fini de dessiner, il entendait de nouveau ces cris épouvantables.

Roland n’avait absolument aucun doute sur le fait que ce dessin serait la plus grande réussite de toute la carrière d’artiste de Patrick. Mis au défi, ce garçon avait fait plus que franchir ses limites. Il les avait tellement dépassées qu’il avait confiné au génie. Le portrait du Roi Cramoisi hantait quiconque le regardait par son absolue clarté. Les lunettes porte-loin n’expliquent pas tout. C’est comme s’il avait un troisième œil, l’œil de son imagination, qui voit tout. C’est par cet œil qu’il regarde, quand il fait rouler les deux autres en arrière. Posséder un don de cette ampleur… et l’exprimer avec un instrument aussi humble qu’un crayon ! Par les dieux !

Il s’attendait presque à voir le pouls se mettre à battre aux tempes du vieil homme, où l’entrelacs de veines était dépeint par quelques plumets ombrés. À la commissure de ces lèvres pleines et sensuelles, le Pistolero vit l’éclat furtif d’une unique

(défense)

dent acérée, et il eut l’impression que les lèvres du dessin allaient s’animer et s’entrouvrir sous ses yeux, révélant une rangée de crocs : un seul éclair blanc (qui n’était en fait qu’un fragment de papier vierge, après tout) suffisait à embraser l’imagination et à lui laisser faire tout le reste, et même à faire sentir les relents de nourriture qui accompagneraient chaque souffle. Patrick avait su rendre à la perfection une petite touffe de poils s’échappant en tortillon d’une des narines du Roi Cramoisi, ainsi qu’une minuscule cicatrice qui serpentait comme un fil blanc moiré dans son sourcil droit. Il s’agissait d’un travail fantastique, bien meilleur que le portrait que le muet avait fait de Susannah. Si Patrick avait su ôter le bouton de ce portrait-là, nul doute qu’il saurait effacer le Roi Cramoisi du dessin qu’il venait de réaliser, ne laissant rien d’autre que la rambarde devant lui et la porte close dans son dos. Roland s’attendait presque à voir le Roi Cramoisi respirer et bouger, et c’était comme si c’était fait ! Aucun doute…

Mais non. Et toute sa volonté n’y changerait rien. Ce besoin impérieux n’y changerait rien.

Ses yeux, il y a quelque chose dans ses yeux, se dit Roland. De grands yeux terribles, les yeux d’un dragon sous une forme humaine. Ils étaient remarquablement représentés dans leur atrocité, pourtant quelque chose clochait. Roland ressentit comme une certitude désespérante, implacable, et frissonna des pieds à la tête, au point que ses dents se mirent à claquer. Il y a quelque chose qui cl…

Patrick le saisit par le coude. Le Pistolero était tellement concentré sur le dessin qu’il faillit pousser un cri. Il releva les yeux. Patrick lui adressa un hochement de tête, puis porta ses index au coin de ses propres yeux.

Oui. Ses yeux. Je le sais ! Mais qu’est-ce qui cloche dans ses yeux ?

Patrick continuait de se toucher le coin des yeux. Au-dessus d’eux, un vol de rouilleaux traversa un ciel qui serait bientôt plus violet que bleu, en lançant les cris grinçants et râpeux auxquels ils devaient leur nom. Ils se dirigeaient vers la Tour Sombre. Roland se leva pour les suivre, pour qu’eux n’aient pas ce qui se refusait à lui.

Patrick l’agrippa par son manteau de peau et le tira en arrière. Le garçon se mit à secouer violemment la tête, cette fois en désignant la route.

— JE T’AI VU, ROLAND ! lança la voix infernale. TU CROIS QUE CE QUI EST ASSEZ BON POUR LES OISEAUX EST ASSEZ BON POUR TOI, N’EST-CE PAS ? IIIIIIIII ! ET TU AS RAISON, POUR SÛR ! AUSSI SÛR QUE LE SUCRE EST SUCRÉ, AUSSI SÛR QUE LE SEL EST SALÉ, AUSSI SÛR QUE LE CAVEAU DU ROI DANDO EST TRUFFÉ DE RUBIS ! — IIIIIIIII, HA ! J’AURAIS PU T’AVOIR ? À L’INSTANT, MAIS À QUOI BON ? JE CROIS QUE JE PRÉFÉRERAIS TE VOIR VENIR, EN TRAIN DE TE PISSER DESSUS, TREMBLANT DES PIEDS À LA TÊTE, INCAPABLE DE TE RETENIR !

Et c’est ce qui va se produire, pensa Roland. Je serai incapable de me retenir. Je vais peut-être tenir encore dix minutes, peut-être même vingt, mais à la fin…

Patrick interrompit le cours de ses pensées, en pointant une nouvelle fois la main vers la route. Par où ils étaient arrivés.

Roland secoua la tête avec lassitude.

— Même si je pouvais combattre cet appel — et je ne le pourrai pas, tout ce que je peux faire, c’est attendre ici —, battre en retraite ne nous serait d’aucune utilité. Une fois que nous serons à découvert, il fera usage de ce qu’il a. Parce qu’il a quelque chose, j’en suis certain. Et quoi que ce soit, les balles de mon revolver ne suffiront pas à l’arrêter.

Patrick secoua la tête avec véhémence, faisant voler furieusement ses cheveux en tous sens. L’emprise se resserra autour du bras de Roland, et les ongles du garçon s’enfoncèrent dans la chair du Pistolero, en dépit des trois couches de cuir qu’il portait. Ses yeux, toujours doux et généralement perplexes, fixaient présentement Roland avec ce qui ressemblait à de la fureur. Il tendit de nouveau sa main libre, trois soubresauts exaspérés de son index crasseux. Mais pas vers la route.

Patrick désignait les roses.

— Eh bien, quoi ? demanda Roland. Patrick, qu’est-ce qu’elles ont, ces roses ?

Cette fois-ci, Patrick désigna d’abord les roses, puis les yeux de son dessin.

Et cette fois-ci, Roland comprit.

9

Patrick ne voulut pas aller les cueillir. Lorsque Roland lui fit signe d’y aller, le garçon fit immédiatement non de la tête, balançant sa chevelure de droite à gauche, les yeux écarquillés. Il émit un sifflement entre ses dents, qui imitait remarquablement un vif d’argent à l’approche.

— Je tirerai sur tout ce qu’il envoie. Tu m’as vu faire. S’il y en avait une assez près pour que j’aille la cueillir moi-même, crois bien que j’irais. Mais ce n’est pas le cas. Alors il faut que ce soit toi qui y ailles, et moi qui te couvre.

Mais Patrick se recroquevilla contre la paroi inégale de la pyramide. Patrick ne voulait pas. Si sa peur n’était peut-être pas aussi grande que son talent, il s’en fallait de peu. Roland évalua la distance qui le séparait de la rose la plus proche. Elle se trouvait au-delà de la zone de sûreté, mais peut-être pas de beaucoup. Il examina brièvement sa main mutilée, qui devrait se charger de la cueillette, et se demanda quelle difficulté cela représenterait. Car il n’en savait rien, bien sûr. Il ne s’agissait pas de roses ordinaires. Pour autant qu’il sache, les épines ornant leur tige pouvaient bien être imprégnées de poison, qui le laisserait gisant paralysé dans l’herbe haute, faisant de lui une cible facile.

Et Patrick qui ne voulait pas. Patrick savait que Roland avait eu des amis, autrefois, et qu’aujourd’hui tous ces amis étaient morts, et Patrick ne voulait pas. Si Roland avait disposé de deux heures pour convaincre le garçon — peut-être même une seule — il aurait sans doute pu venir à bout de sa terreur. Mais il n’avait pas ce temps-là devant lui. Le crépuscule était presque là.

En outre, elle est assez près. Je peux le faire, s’il le faut… et je le dois.

Le fond de l’air s’était assez réchauffé pour rendre inutiles les moufles de peau que leur avait confectionnées Susannah, et qui l’auraient ralenti ; mais Roland les avait portées le matin même, et elles étaient toujours glissées dans sa ceinture. Il en prit une et coupa le bout des doigts, de sorte que ses deux doigts restants puissent passer à travers. Ce qu’il en restait lui protégerait au moins la paume des épines. Il l’enfila, puis s’appuya sur son genou, son unique pistolet dans l’autre main, observant la rose la plus proche. Est-ce qu’une seule suffirait ? Il faudrait bien, décida-t-il. La suivante poussait plus de deux mètres plus loin.

Patrick lui attrapa l’épaule, en secouant frénétiquement la tête.

— Je dois y aller, dit Roland.

Et c’est ce qu’il fit, bien sûr. C’était son devoir à lui, pas celui de Patrick, et il avait eu tort d’essayer de persuader le garçon de s’en acquitter à sa place. S’il devait réussir, tant mieux. S’il échouait et se faisait massacrer au bord de Can’-Ka No Rey, au moins cet effroyable appel magnétique cesserait-il.

Le Pistolero inspira profondément, puis bondit à découvert, droit sur la rose. Au même instant, Patrick se pencha, tentant une dernière fois de retenir Roland. Il attrapa un coin de son manteau de peau, et le fit dévier de sa trajectoire. Roland atterrit maladroitement sur le flanc. Le pistolet jaillit de sa main et tomba dans l’herbe haute. Le Roi Cramoisi poussa un hurlement (le Pistolero décela fureur et triomphe, dans ce cri) qui fut suivi par le sifflement d’un vif d’argent en pleine course. Roland referma sa main droite gantée autour de la tige de la rose. Les épines traversèrent l’épaisse peau de cerf comme s’il s’agissait d’une simple toile d’araignée. Puis elles mordirent sa chair. La douleur fut monstrueuse, mais le chant de la rose toujours aussi doux. Il aperçut en son cœur l’éclat jaune aveuglant comparable à celui du soleil. Ou d’un million de soleils. Il sentait le flot chaud du sang remplir le creux de sa paume et courir entre ses doigts restants. Il imbiba la peau de cerf, faisant éclore une autre rose sur sa surface brune et éraflée. Et c’est alors que fondit sur lui le vif d’argent qui allait le tuer, faisant taire le chant de la rose, lui vrillant le crâne de son gémissement strident et menaçant de lui faire éclater le cerveau.

La tige ne voulut pas se casser. La rose finit par se dégager du sol, racines comprises. Roland roula sur la gauche, attrapa son arme dans la lancée et tira sans regarder. Son cœur lui dicta qu’il n’avait plus le temps de viser. Il y eut une explosion fracassante, et l’air chaud qui lui balaya cette fois-ci le visage avait la puissance d’un ouragan.

Près. Très près, cette fois-ci.

Le Roi Cramoisi hurla sa frustration — IIIIIIIII — et ce cri fut suivi par toute une série de sifflements. Patrick se pressa aussi fort qu’il put contre la pyramide, enfouissant le visage dans les anfractuosités de la pierre. Roland, s’accrochant fermement à la rose de sa main droite sanguinolente, roula sur le dos, leva son arme et attendit que les vifs d’argent bifurquent. Lorsqu’ils furent en vue, il se chargea de les mettre hors d’état de nuire : et un et deux et trois.

— TOUJOURS LÀ ! hurla-t-il à l’intention du Vieux Roi Rouge. TOUJOURS LÀ ? ESPÈCE DE VIEIL ENFOIRÉ, SI CELA TE SIED !

Le Roi Cramoisi lâcha un autre de ses mugissements monstrueux, mais fit cesser la pluie de vifs d’argent.

— AINSI TU AS MAINTENANT UNE ROSE ! ÉCOUTE-LA, ROLAND ! ÉCOUTE BIEN, CAR SON CHANT EST LE MÊME ! ÉCOUTE ET VIENS COMME-À-COMMALA !

Le chant n’était plus seulement pressant dans sa tête, il brûlait le long de chacun de ses nerfs avec une ardeur indescriptible. Il attrapa Patrick par l’épaule et le fit pivoter.

— Maintenant. Pour ma vie, Patrick. Pour la vie de chaque homme et chaque femme mort à ma place, afin que je puisse poursuivre mon chemin.

Et pour chaque enfant, songea-t-il, en ressassant le souvenir du visage de Jake. Jake d’abord suspendu au-dessus des ténèbres, puis sombrant. Il planta son regard dans les yeux terrifiés du muet.

— Termine-le ! Montre-moi que tu le peux.