Patrick ne voulut pas aller les cueillir. Lorsque Roland lui fit signe d’y aller, le garçon fit immédiatement non de la tête, balançant sa chevelure de droite à gauche, les yeux écarquillés. Il émit un sifflement entre ses dents, qui imitait remarquablement un vif d’argent à l’approche.
— Je tirerai sur tout ce qu’il envoie. Tu m’as vu faire. S’il y en avait une assez près pour que j’aille la cueillir moi-même, crois bien que j’irais. Mais ce n’est pas le cas. Alors il faut que ce soit toi qui y ailles, et moi qui te couvre.
Mais Patrick se recroquevilla contre la paroi inégale de la pyramide. Patrick ne voulait pas. Si sa peur n’était peut-être pas aussi grande que son talent, il s’en fallait de peu. Roland évalua la distance qui le séparait de la rose la plus proche. Elle se trouvait au-delà de la zone de sûreté, mais peut-être pas de beaucoup. Il examina brièvement sa main mutilée, qui devrait se charger de la cueillette, et se demanda quelle difficulté cela représenterait. Car il n’en savait rien, bien sûr. Il ne s’agissait pas de roses ordinaires. Pour autant qu’il sache, les épines ornant leur tige pouvaient bien être imprégnées de poison, qui le laisserait gisant paralysé dans l’herbe haute, faisant de lui une cible facile.
Et Patrick qui ne voulait pas. Patrick savait que Roland avait eu des amis, autrefois, et qu’aujourd’hui tous ces amis étaient morts, et Patrick ne voulait pas. Si Roland avait disposé de deux heures pour convaincre le garçon — peut-être même une seule — il aurait sans doute pu venir à bout de sa terreur. Mais il n’avait pas ce temps-là devant lui. Le crépuscule était presque là.
En outre, elle est assez près. Je peux le faire, s’il le faut… et je le dois.
Le fond de l’air s’était assez réchauffé pour rendre inutiles les moufles de peau que leur avait confectionnées Susannah, et qui l’auraient ralenti ; mais Roland les avait portées le matin même, et elles étaient toujours glissées dans sa ceinture. Il en prit une et coupa le bout des doigts, de sorte que ses deux doigts restants puissent passer à travers. Ce qu’il en restait lui protégerait au moins la paume des épines. Il l’enfila, puis s’appuya sur son genou, son unique pistolet dans l’autre main, observant la rose la plus proche. Est-ce qu’une seule suffirait ? Il faudrait bien, décida-t-il. La suivante poussait plus de deux mètres plus loin.
Patrick lui attrapa l’épaule, en secouant frénétiquement la tête.
— Je dois y aller, dit Roland.
Et c’est ce qu’il fit, bien sûr. C’était son devoir à lui, pas celui de Patrick, et il avait eu tort d’essayer de persuader le garçon de s’en acquitter à sa place. S’il devait réussir, tant mieux. S’il échouait et se faisait massacrer au bord de Can’-Ka No Rey, au moins cet effroyable appel magnétique cesserait-il.
Le Pistolero inspira profondément, puis bondit à découvert, droit sur la rose. Au même instant, Patrick se pencha, tentant une dernière fois de retenir Roland. Il attrapa un coin de son manteau de peau, et le fit dévier de sa trajectoire. Roland atterrit maladroitement sur le flanc. Le pistolet jaillit de sa main et tomba dans l’herbe haute. Le Roi Cramoisi poussa un hurlement (le Pistolero décela fureur et triomphe, dans ce cri) qui fut suivi par le sifflement d’un vif d’argent en pleine course. Roland referma sa main droite gantée autour de la tige de la rose. Les épines traversèrent l’épaisse peau de cerf comme s’il s’agissait d’une simple toile d’araignée. Puis elles mordirent sa chair. La douleur fut monstrueuse, mais le chant de la rose toujours aussi doux. Il aperçut en son cœur l’éclat jaune aveuglant comparable à celui du soleil. Ou d’un million de soleils. Il sentait le flot chaud du sang remplir le creux de sa paume et courir entre ses doigts restants. Il imbiba la peau de cerf, faisant éclore une autre rose sur sa surface brune et éraflée. Et c’est alors que fondit sur lui le vif d’argent qui allait le tuer, faisant taire le chant de la rose, lui vrillant le crâne de son gémissement strident et menaçant de lui faire éclater le cerveau.
La tige ne voulut pas se casser. La rose finit par se dégager du sol, racines comprises. Roland roula sur la gauche, attrapa son arme dans la lancée et tira sans regarder. Son cœur lui dicta qu’il n’avait plus le temps de viser. Il y eut une explosion fracassante, et l’air chaud qui lui balaya cette fois-ci le visage avait la puissance d’un ouragan.
Près. Très près, cette fois-ci.
Le Roi Cramoisi hurla sa frustration — IIIIIIIII — et ce cri fut suivi par toute une série de sifflements. Patrick se pressa aussi fort qu’il put contre la pyramide, enfouissant le visage dans les anfractuosités de la pierre. Roland, s’accrochant fermement à la rose de sa main droite sanguinolente, roula sur le dos, leva son arme et attendit que les vifs d’argent bifurquent. Lorsqu’ils furent en vue, il se chargea de les mettre hors d’état de nuire : et un et deux et trois.
— TOUJOURS LÀ ! hurla-t-il à l’intention du Vieux Roi Rouge. TOUJOURS LÀ ? ESPÈCE DE VIEIL ENFOIRÉ, SI CELA TE SIED !
Le Roi Cramoisi lâcha un autre de ses mugissements monstrueux, mais fit cesser la pluie de vifs d’argent.
— AINSI TU AS MAINTENANT UNE ROSE ! ÉCOUTE-LA, ROLAND ! ÉCOUTE BIEN, CAR SON CHANT EST LE MÊME ! ÉCOUTE ET VIENS COMME-À-COMMALA !
Le chant n’était plus seulement pressant dans sa tête, il brûlait le long de chacun de ses nerfs avec une ardeur indescriptible. Il attrapa Patrick par l’épaule et le fit pivoter.
— Maintenant. Pour ma vie, Patrick. Pour la vie de chaque homme et chaque femme mort à ma place, afin que je puisse poursuivre mon chemin.
Et pour chaque enfant, songea-t-il, en ressassant le souvenir du visage de Jake. Jake d’abord suspendu au-dessus des ténèbres, puis sombrant. Il planta son regard dans les yeux terrifiés du muet.
— Termine-le ! Montre-moi que tu le peux.
Et Roland fut témoin d’une chose étonnante : lorsque Patrick s’empara de la rose, il ne se coupa pas. Pas même une égratignure. Roland se débarrassa de son gant lacéré en s’aidant de ses dents et constata que non seulement il avait la paume salement entaillée, mais qu’un de ses doigts restants pendait désormais au bout d’un unique tendon ensanglanté. Il s’affaissait mollement, comme s’il voulait s’endormir. Mais Patrick ne fut pas coupé, lui. Les épines ne le transpercèrent pas. Et la terreur avait quitté son regard. Ses yeux allaient et venaient entre la rose et sa feuille, avec une attention pleine de délicatesse.
— ROLAND ! QU’EST-CE QUE TU FAIS ? VIENS, PISTOLERO, CAR LE CRÉPUSCULE SERA BIENTÔT LÀ !
Et oui, il viendrait. D’une manière ou d’une autre. Le savoir l’apaisait quelque peu, lui permettait de rester là où il se trouvait sans trop trembler. Sa main droite était engourdie jusqu’au poignet, et quelque chose lui disait que plus jamais il ne la sentirait. Ce qui ne l’affecta pas vraiment : elle n’avait pas été d’une grande utilité, depuis l’intervention des homarstruosités.
Et la rose chantait Oui, Roland, oui — tu la retrouveras. Tu retrouveras toutes tes facultés. Le renouveau se produira. Tu n’as qu’à venir.
Patrick préleva un pétale sur la rose, l’examina, puis en cueillit un autre pour faire la paire. Et il les engouffra dans sa bouche. Pendant quelques instants, tous les traits de son visage se relâchèrent en une sorte d’extase singulière, et Roland se demanda quel goût pouvaient bien avoir ces pétales. Au-dessus d’eux, le ciel s’obscurcissait. L’ombre de la pyramide jusqu’ici dissimulée par les rochers s’étendait jusqu’à la route. Lorsque la pointe de cette ombre toucherait la voie qui l’avait amené ici, Roland se dit qu’il irait, que le Roi Cramoisi tînt toujours la Tour ou pas.