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— Si le ka devait finalement te mener à Susannah, dans un ou un quand quelconque, dis-lui que Roland l’aime toujours, et de tout son cœur.

Il attira Patrick contre lui et l’embrassa sur la bouche.

— Donne-lui ça. Comprends-tu ?

Oui de la tête.

— Très bien. J’y vais. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes. Puissions-nous nous revoir dans la clairière au bout du sentier, quand finiront tous les mondes.

Mais même en cet instant, il savait que cela ne se produirait pas, car jamais les mondes ne finiraient, pas maintenant, et que pour lui il n’y aurait pas de clairière. Pour Roland Deschain de Gilead, dernier de la lignée d’Arthur l’Aîné, le sentier prenait fin à la Tour Sombre. Et ça lui allait bien.

Il se releva. Le garçon leva vers lui de grands yeux interrogateurs, tout en s’accrochant fermement à son bloc. Roland se retourna. Il inspira profondément, remplissant ses poumons jusqu’à les faire exploser, et s’écria à tue-tête :

— VOICI VENIR ROLAND À LA TOUR SOMBRE ! J’AI ÉTÉ SINCÈRE ET JE PORTE TOUJOURS L’ARME DE MON PÈRE, ET TU T’OUVRIRAS À MA MAIN !

Patrick le regarda s’éloigner à grands pas vers le bout de la route, silhouette noire sur fond de ciel sanglant et en feu. Il regarda Roland s’avancer au milieu des roses, et demeura assis à frissonner dans l’ombre, tandis que Roland entonnait les noms de ses amis et de ses chers disparus, de ses ka-mis. Ces noms qui portaient loin, haut et clair dans cet air étrange, comme s’ils devaient résonner en un écho éternel.

— Je viens au nom de Steven Deschain, homme de Gilead !

Je viens au nom de Gabrielle Deschain, femme de Gilead !

Je viens au nom de Cortland Andrus, homme de Gilead !

Je viens au nom de Cuthbert Allgood, homme de Gilead !

Je viens au nom d’Alain Johns, homme de Gilead !

Je viens au nom de Jamie DeCurry, homme de Gilead !

Je viens au nom de Vannay le Sage, homme de Gilead !

Je viens au nom de Hax le Cuisinier, homme de Gilead !

Je viens au nom de David le faucon, compagnon de Gilead et du ciel !

Je viens au nom de Susan Delgado, femme de Mejis !

Je viens au nom de Sheemie Ruiz, homme de Mejis !

Je viens au nom du Père Callahan, homme de Jerusalem’s Lot, et de la Route !

Je viens au nom de Ted Brautigan, homme d’Amérique !

Je viens au nom de Dinky Earnshaw, homme d’Amérique !

Je viens au nom de Tantine Talitha, de River Crossing, et que sa croix repose à tes pieds, comme elle m’en a fait la requête !

Je viens au nom de Stephen King, homme du Maine !

Je viens au nom d’Ote le Brave, compagnon de l’Entre-Deux-Mondes !

Je viens au nom d’Eddie Dean, homme de New York !

Je viens au nom de Susannah Dean, femme de New York !

Je viens au nom de Jake Chambers, garçon de New York, que j’appelle mon fils véritable !

Je suis Roland de Gilead, et je viens en moi-même. Tu t’ouvriras pour moi.

Et résonna alors le son d’un cor. Il glaça le sang de Patrick en même temps qu’il le remplit d’exaltation. Les échos se fondirent dans le silence. Puis, environ une minute plus tard, la terre trembla d’un énorme grondement qui se répercuta dans l’air pur : celui d’une porte qui claque, se refermant à tout jamais.

Et ensuite, le silence.

13

Patrick resta assis là où il était, au pied de la pyramide, à grelotter, jusqu’à ce que le Vieil Astre et la Vieille Mère s’élèvent dans le ciel. Le chant des roses et de la Tour n’avait pas cessé, mais il était devenu bas et somnolent, à peine plus qu’un murmure.

Il finit par retourner sur la route, ramassa autant de boîtes de conserve intactes qu’il put en trouver (et il y en avait un nombre surprenant, étant donné la force de l’explosion qui avait détruit le chariot) et dénicha même un sac de peau dans lequel les ranger. Il se rendit compte qu’il avait oublié son crayon et retourna le chercher.

À côté du crayon, scintillant à la lueur des étoiles, se trouvait la montre de Roland.

Le garçon la ramassa avec un petit couinement de joie (et d’angoisse). Il la mit dans sa poche. Puis il retourna sur la route et balança son petit sac de gunna sur son épaule.

Je peux vous dire qu’il marcha jusqu’à presque minuit, et qu’il regarda longuement la montre, avant de se reposer. Je peux vous dire que la montre s’était complètement arrêtée. Je peux vous dire que, lorsque vint midi le jour suivant, il l’ouvrit de nouveau et constata qu’elle s’était remise à fonctionner, les aiguilles tournant dans le bon sens, cette fois-ci, bien que très lentement. Mais de Patrick, je ne puis rien vous dire de plus, ni s’il réussit à regagner la Fédérale, ni s’il retrouva Bill le Bègue-qui-fut, ni s’il revit le côté Amérique. Je ne peux rien vous dire de tout cela, grand pardon. Car ici les ténèbres obscurcissent mon œil de conteur, et Patrick doit poursuivre seul.

ÉPILOGUE

SUSANNAH À NEW YORK

Personne ne s’affole, lorsque la petite voiture électrique surgit de nulle part, centimètre par centimètre, jusqu’à se retrouver entièrement au beau milieu de Central Park ; personne d’autre que nous ne la voit. La plupart des gens présents lèvent la tête, car les premiers flocons de ce qui se révélera une gigantesque tempête de neige d’avant Noël descendent du ciel blanc en tourbillonnant. La Grande Tempête de 1987, comme l’appelleront ensuite les journaux. Les visiteurs du parc qui ne se promènent pas le nez en l’air regardent les chanteurs de Noël, venus des écoles privées des quartiers chics de la ville. Ils portent ou bien des blazers rouge sombre (pour les garçons), ou des pulls rouge sombre (pour les filles). C’est le Chœur de l’École de Harlem, qu’on appelle aussi les Roses de Harlem, dans le Post, ou son rival dans la presse populaire, le New York Sun. Ils chantent un de ces vieux hymnes sur un rythme « dou-wap » très harmonieux, en claquant des doigts à chaque changement de couplet, et on dirait un morceau des Spurs, des Coasters ou des Dark Diamonds, première époque. Ils se tiennent non loin du coin où les ours polaires mènent leur petite vie, dans ces contrées urbaines, et leur chanson du moment s’intitule What Child Is This.

L’un des passants le nez en l’air est un homme bien connu de Susannah, et son cœur bondit jusqu’au ciel à sa simple vue. De la main gauche il tient un gros gobelet en carton, et elle est certaine qu’il contient du chocolat chaud, le parfait chocolat mit schlag.

Pendant un instant elle est dans l’incapacité totale de toucher les commandes de la voiturette venue d’un autre monde. Les souvenirs de Roland et de Patrick ont quitté son esprit. Elle ne pense qu’à Eddie — Eddie, sous ses yeux, ici et maintenant. Eddie, ressuscité. Et si ce n’est pas le Monde Clé, pas tout à fait, qu’est-ce que ça peut faire ? Si Co-op City se trouve à Brooklyn (ou même dans le Queens !) et qu’Eddie conduit une Takuro Spirit plutôt qu’une Buick Electra, qu’est-ce que ça peut faire ? Aucune importance. Une seule chose compte, et c’est cette question qui la retient d’appuyer sur l’accélérateur et de diriger la voiture vers lui.

Et s’il ne la reconnaît pas ?

Et si en se retournant il ne voit rien d’autre qu’une sans-abri noire dans un fauteuil électrique dont la batterie sera bientôt aussi plate qu’une limande, une Noire sans argent, sans vêtements, sans adresse (en tout cas, pas dans ce et dans ce quand, grand merci sai), et sans jambes ? Une sans-abri noire sans aucun lien avec lui ? Et s’il la reconnaît bel et bien, dans un recoin reculé de sa mémoire, mais qu’il la renie complètement, comme Pierre a renié Jésus, parce que le souvenir fait trop mal ?