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Pire encore, et s’il se retourne vers elle avec ce regard vide, cramé, bousillé du drogué de longue date ? Et si, et si, et voici venir la neige qui va vêtir le monde entier de blanc.

Arrête de pleurnicher et rejoins-le, lui dit Roland. Tu n’as pas affronté Blaine et les tahines du Paradis Bleu et cette chose sous le Château Discordia pour battre en retraite maintenant, n’est-ce pas ? Tu as bien un tantinet plus de cran que ça.

Mais elle n’en est pas si certaine, jusqu’au moment où elle voit sa propre main se diriger vers l’accélérateur. Mais avant qu’elle ait pu l’actionner, elle entend de nouveau la voix du Pistolero s’adresser à elle, avec cette fois-ci une pointe de lassitude amusée.

Il y a peut-être quelque chose dont tu souhaites te débarrasser, avant, Susannah ?

Elle baisse les yeux et voit l’arme de Roland accrochée à son ceinturon, comme un pistola de bandido mexicain, ou un sabre d’abordage de pirate. Elle le détache et se réjouit du contact dans sa main… de ce contact brutal, irremplaçable. Et elle se rend soudain compte que s’en séparer serait comme se séparer d’un amant. Et elle n’est pas obligée, si ? La vraie question est : qu’aime-t-elle le plus ? L’homme ou l’arme ? Tous les autres choix découleront de celui-ci.

Instinctivement, elle fait tourner le barillet et constate que les balles à l’intérieur paraissent vieilles et usées.

Elles ne partiront jamais, se dit-elle… et, sans savoir d’où lui vient cette certitude, ou quel en est le sens précis : Elles sont mouillées.

Elle examine le barillet en le soulevant devant la lumière, et une étrange tristesse la gagne — mais pas de surprise, cependant — lorsqu’elle constate qu’elle ne passe pas à travers. Tout est bouché. Et depuis des décennies, à l’œil. Cette arme ne tirera plus jamais. Le choix s’impose de lui-même, en fin de compte. Ce pistolet n’est plus.

La main toujours serrée autour de la crosse en bois de santal du revolver, Susannah enclenche la marche avant de l’autre main. La voiturette électrique — qu’elle a baptisée Ho Fat III, bien que déjà ce souvenir s’estompe — se met à avancer en silence. Elle passe devant une poubelle verte cylindrique portant l’inscription NE PAS RENVERSER ! sur le côté. Elle jette le revolver de Roland dans cette poubelle. Ce geste lui fend le cœur, pourtant elle n’a pas une seconde d’hésitation. Il est lourd, aussi coule-t-il directement au fond, au milieu des emballages chiffonnés de hamburgers, des prospectus et des journaux périmés comme une pierre au fond d’une mare. Il reste en elle assez du pistolero pour regretter amèrement la perte d’une arme à l’histoire aussi riche (même si l’ultime voyage entre les mondes a finalement eu raison d’elle), mais elle est déjà assez imprégnée de la femme qu’elle va devenir et qui l’attend pour ne pas regarder en arrière, une fois la tâche accomplie.

Avant qu’elle soit arrivée à la hauteur de l’homme au gobelet, il se retourne. Il porte en effet un sweat-shirt arborant l’inscription JE BOIS DU NOZZ-A-LA ! mais elle le remarque à peine. C’est bien lui : voilà ce qu’elle remarque. C’est bien Edward Cantor Dean. Et même cette évidence devient secondaire, parce qu’elle voit dans ses yeux tout ce qu’elle redoute : la perplexité totale. Il ne la reconnaît pas.

Puis, d’un air timide, il sourit, et c’est le sourire qu’elle se rappelle, celui qu’elle a toujours aimé. Et il est clean, elle le voit immédiatement. Elle le voit à son visage. Elle le voit à ses yeux, surtout. Les chanteurs du Chœur de Harlem chantent, et lui tend son gobelet de chocolat chaud.

— Dieu merci, dit-il. Je venais juste de décider de le boire moi-même. Que les voix s’étaient trompées, et que j’étais vraiment en train de devenir fou. Que… eh bien…

Il ne sait comment poursuivre, il n’a pas seulement l’air perplexe. Il a l’air d’avoir peur.

— Écoutez, vous êtes venue pour moi, n’est-ce pas ? Je vous en prie, dites-moi que je ne suis pas en train de passer pour un imbécile complet. Parce que, mademoiselle, là je me sens aussi nerveux qu’un chat à longue queue dans une pièce remplie de rocking-chairs.

— Non, dit-elle. Vous n’êtes pas en train de passer pour un imbécile, je veux dire.

Elle se rappelle l’histoire de Jake, de ces voix qu’il entendait se battre dans sa tête, l’une criant qu’il était mort, l’autre qu’il était vivant. Toutes les deux absolument convaincues. Elle a une petite idée du calvaire que ce doit être, parce que côté voix dans la tête, elle en connaît un rayon. Côté voix étranges.

— Dieu merci. Vous vous appelez bien Susannah ?

— Oui. Je m’appelle bien Susannah.

Elle sent sa gorge terriblement sèche, mais au moins les mots finissent par sortir. Elle lui prend le gobelet des mains et avale une gorgée de chocolat, à travers la couche de crème. C’est doux et sucré, c’est un goût de ce monde. Les bruits de klaxon des taxis la réconfortent, eux aussi, tandis que les chauffeurs s’empressent d’aller chercher des courses avant que la neige les en empêche. Le sourire aux lèvres, il tend la main et lui essuie une touche de crème sur le bout du nez. Le contact de leurs peaux est électrique, et elle voit que lui aussi le ressent. Il lui vient à l’esprit qu’il va l’embrasser de nouveau pour la première fois, et faire de nouveau l’amour avec elle pour la première fois, et tomber de nouveau amoureux d’elle pour la première fois. Peut-être sait-il tout ça, car les voix le lui ont dit, mais elle le sait pour une bien meilleure raison : parce que tout ça s’est déjà produit. Le ka est une roue, disait Roland, et maintenant elle comprend qu’il disait vrai. Ses souvenirs

(de l’Entre-Deux-Mondes)

du et du quand du Pistolero se font de plus en plus flous, mais elle pense pouvoir se rappeler juste ce qu’il faut pour savoir que tout s’est déjà produit, et qu’il y a dans cette certitude une insondable tristesse.

Mais en même temps, c’est bien.

C’est un fichu miracle, voilà ce que c’est.

— Vous avez froid ? demande-t-il.

— Non, ça va. Pourquoi ?

— Vous avez frissonné.

— C’est la douceur de la crème.

Puis, tout en le regardant, elle sort le bout de sa langue et se lèche doucement la lèvre, essuyant un petit peu de crème saupoudrée de noix de muscade.

— Si vous n’avez pas froid maintenant, ça va venir. La chaîne météo annonce une chute de température de sept degrés, ce soir. Alors je vous ai acheté quelque chose.

De la poche arrière de son jean, il sort un bonnet de laine, du genre qu’on tire sur les oreilles pour se protéger du froid. Elle regarde le devant du bonnet et contemple les mots tricotés en rouge : JOYEUX NOËL.

— Je l’ai acheté chez Brendio’s, sur la 5e Avenue, dit-il.

Susannah n’a jamais entendu parler de Brendio’s. De Brentano’s, à la limite — la librairie — mais pas de Brendio’s. Mais il est évident que dans l’Amérique où elle a grandi, elle n’a jamais entendu parler non plus de Nozz-A-La, ou de voitures Takuro Spirit.