— Ce sont tes voix qui t’ont dit de l’acheter ? dit-elle pour le titiller gentiment.
Il rougit.
— En fait, en quelque sorte, oui. Essaie-le, pour voir.
Il lui va parfaitement.
— Dis-moi une chose, demande-t-elle. Qui est président ? Tu ne vas pas me dire que c’est Ronald Reagan, pas vrai ?
Il la fixe d’un air totalement hébété pendant une seconde, puis affiche un grand sourire.
— Quoi ? Ce vieil acteur des Jours de la Vallée de la Mort, à la télé ? Tu plaisantes, pas vrai ?
— Nan. C’est moi qui ai toujours cru que tu blaguais, à propos de Reagan, Eddie.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
— Peu importe, dis-moi juste le nom du président.
— Gary Hart, dit-il, comme s’il s’adressait à un enfant. Du Colorado. Il a bien failli quitter la course, en 1980 — tu es au courant, je suis sûr — à propos de cette histoire à bord du Monkey Business. Une croisière avec une mannequin bidon… Alors il a dit : « Qu’ils aillent se faire foutre, s’ils ne sont pas capables d’apprécier une bonne blague », et il a tenu bon. Et il a fini par remporter une victoire écrasante.
Son sourire se dissipe légèrement, tandis qu’il l’observe.
— Tu n’es pas en train de te moquer de moi, n’est-ce pas ?
— Et toi, tu te moques de moi, avec ces histoires de voix ? Celles que tu entends dans ta tête ? Celles qui te réveillent à deux heures du matin ?
Eddie prend presque un air choqué.
— Comment tu es au courant de ça ?
— C’est une longue histoire. Peut-être que je te raconterai, un jour. Si je m’en souviens encore, se dit-elle.
— Il n’y a pas que les voix, ajoute-t-il.
— Ah non ?
— Non. Je rêve de toi. Depuis des mois, maintenant. Je t’attends. Écoute, on ne se connaît pas… c’est de la folie… Mais tu as un endroit où aller ? Non, pas vrai ?
Elle secoue la tête. Elle tente une imitation assez convaincante de John Wayne (ou c’est peut-être Blaine le Mono, qu’elle imite) :
— J’ai qu’ma caisse pour seule amie ici, mon gôs.
Elle sent son cœur qui bat lentement et lourdement dans sa poitrine, mais une grande joie la gagne doucement. Tout ira bien. Elle ne sait pas par quel miracle, mais oui, tout ira bien. Cette fois-ci, le ka travaille pour elle, et la force du ka est incommensurable. Et ça, elle le sait d’expérience.
— Si je demandais d’où je te connais… ou d’où tu viens…
Il marque une pause, la regarde sans ciller, puis lâche le reste.
— Ou comment je peux t’aimer déjà… ?
Elle sourit. C’est bon de sourire, et ça ne lui fait plus mal à la joue, en dépit de ce qui lui est arrivé (une cicatrice, quelque chose dans ce genre-là — elle ne se rappelle pas vraiment). En tout cas, ce qu’il y avait là a disparu.
— Trésor, lui répond-elle, comme je le disais : c’est une longue histoire. Tu en connaîtras un bout, toutefois… ce que je réussirai à me rappeler. Et il est bien possible qu’on ait encore du pain sur la planche. Pour une boîte du nom de la Tet Corporation.
Elle regarde autour d’elle et ajoute :
— On est en quelle année ?
— 1987.
— Et tu vis à Brooklyn ? Ou dans le Bronx, peut-être ?
Et ce jeune homme que ses rêves et ses voix intérieures qui se chamaillent l’ont conduit jusqu’ici — avec un gobelet de chocolat chaud à la main et un bonnet de laine JOYEUX NOËL dans la poche arrière de son pantalon — éclate d’un bon rire franc.
— Ouh là, non ! Je suis de White Plains ! Je suis venu en train, avec mon frère. Il est là, juste à côté. Il voulait voir les ours polaires de plus près.
Le frère. Henry. Le Grand Sage et Éminent Junkie. Son cœur se serra.
— Je vais vous présenter.
— Non, vraiment, je…
— Hé, si on doit être amis, il faut que tu sois amie avec mon petit frère. On est comme les deux doigts de la main. Jake ! Hé, Jake !
Elle n’avait pas remarqué le garçon debout près de la rambarde qui entoure la fosse des ours blancs, mais maintenant qu’il se retourne, le cœur de Susannah fait un looping vertigineux. Jake fait un signe de la main et s’approche d’eux d’un pas tranquille.
— Jake aussi rêve de toi, lui apprend Eddie. C’est la seule raison qui fait que je sais que je ne deviens pas fou. Pas plus fou que d’habitude, je veux dire.
Elle prend la main d’Eddie — cette main familière, qu’elle aime tant. Et lorsque ses doigts à lui se referment autour des siens, elle croit mourir de bonheur. Elle va avoir tout un tas de questions à leur poser — et eux aussi — mais pour l’instant une seule lui paraît importante. Et tandis que la neige commence à tomber plus dru autour d’eux, venant se poser sur les cheveux d’Eddie, et sur ses cils et sur les épaules de son sweat-shirt, elle prend son élan et la pose.
— Quel est votre nom de famille — à toi et à Jake ?
— Toren, répond-il. C’est allemand.
Avant qu’ils aient pu ajouter quoi que ce soit, Jake est près d’eux. Et vous dirai-je que ces trois-là vécurent heureux pour toujours ? Non, je n’en ferai rien, car personne ne vit heureux pour toujours. Mais il y eut du bonheur, du vrai.
Et ils vécurent.
Sous le glam fluide et parfois éclipsé du Rayon qui relie Shardik l’Ours à Maturin la Tortue en passant par la Tour Sombre, ils vécurent.
C’est tout.
C’est assez.
Dites grand merci.
CODA
(TROUVÉE)
J’ai dit mon récit, et je l’ai mené jusqu’à sa fin, et j’en suis satisfait. Il était du genre (et j’en jurerais, par ma montre et mon billet) que seul un Dieu magnanime pouvait sauver, un récit rempli de monstres et de miracles, et de voyages entre les mondes. À présent je peux m’arrêter, lâcher mon stylo et reposer ma main lasse (mais peut-être pas pour toujours ; la main qui raconte des récits a une volonté propre, et une tendance à ne pas tenir en place). Je peux refermer les yeux sur l’Entre-Deux-Mondes et tout ce qui s’étend au-delà de l’Entre-Deux-Mondes. Cependant, certains parmi vous qui ont tendu l’oreille, cette oreille sans laquelle nul récit ne survivrait un seul jour, n’ont probablement pas le même désir. Vous êtes de ceux, sinistres et intéressés, qui refusent de croire que le plaisir est plus dans le voyage que dans la destination, peu importe combien de fois on vous a prouvé le contraire. Vous, les malchanceux qui confondez encore le fait de faire l’amour et les misérables gouttes qui mettent fin à l’acte sexuel (après tout, l’orgasme n’est-il pas le moyen choisi par Dieu pour nous dire que c’est fini, du moins pour l’instant, et qu’on peut aller se coucher ?). Vous, les cruels qui reniez les Cieux Gris, où les personnages vont trouver repos. Vous dites vouloir savoir comment ça finit. Vous dites vouloir suivre Roland à l’intérieur de la Tour. Vous dites avoir payé pour ça, que c’est ce spectacle-là que vous êtes venus voir.
J’espère que la majorité d’entre vous a plus de bon sens. Plus d’ambition. J’espère que vous êtes venus entendre ce récit, et non pas vous tailler un chemin jusqu’à la fin de l’histoire, à coups de dents. Si c’est la fin que vous voulez, vous n’avez qu’à tourner la dernière page et voir ce qui est écrit dessus. Mais les fins sont cruelles. Une fin est une porte close, qu’aucun homme (ni aucun Manni) ne peut ouvrir. J’en ai écrit un grand nombre, mais pour résumer, guidé par la même impulsion qui fait que j’enfile un caleçon le matin avant de quitter ma chambre — parce que ça fait partie des usages.