Ainsi, mon cher Fidèle Lecteur, laissez-moi vous dire ceci : vous pouvez vous arrêter ici. Vous pouvez choisir que votre dernier souvenir soit une vision d’Eddie, de Susannah et de Jake au milieu de Central Park, à nouveau réunis pour la première fois, écoutant le chœur d’enfants chanter What Child Is This. Vous pouvez vous réjouir d’apprendre que tôt ou tard Ote (sans doute une version canine à long cou, avec de magnifiques yeux cerclés d’or et des aboiements qui ressemblent parfois étrangement à des mots) fera son apparition dans le tableau. C’est un beau tableau, n’est-ce pas ? Moi je trouve, en tout cas. Et on n’est pas loin du « ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours ». Pas mal, ça peut le faire, comme dirait Eddie.
Si vous poursuivez votre lecture, vous serez certainement déçu, peut-être même aurez-vous le cœur brisé. Car il me reste une clé accrochée à la ceinture, mais tout ce qu’elle ouvre, c’est la porte ultime, celle portant les symboles
Ce qui se trouve derrière n’améliorera pas votre vie amoureuse, ne fera pas repousser des cheveux sur votre calvitie, et n’allongera pas votre espérance de vie de cinq ans (pas même de cinq minutes). Une fin heureuse, ça n’existe pas. Jamais je n’en ai vu une qui soit à la hauteur d’un « il était une fois ».
Les fins sont cruelles.
La fin, c’est juste un synonyme d’adieu.
Ainsi vous le voulez toujours ?
Très bien, venez donc, dans ce cas. (Vous avez entendu mon soupir ?)
Voici la Tour Sombre, aux confins du Monde Ultime. Voyez-la, je vous prie. Voyez-la bien.
Voici la Tour Sombre au crépuscule.
Il vint à elle avec un singulier sentiment de réminiscence. Ce que Susannah et Eddie appelaient le déjà-vu.
Les roses de Can’-Ka No Rey s’ouvrirent devant lui, formant un passage jusqu’à la Tour Sombre, les soleils jaunes lovés en leurs cœurs semblant le regarder comme des yeux. Et tandis qu’il cheminait vers cette colonne gris-noir, Roland se sentit glisser hors du monde tel qu’il l’avait toujours connu. Il appela le nom de ses amis et des êtres chers disparus, comme il s’était toujours promis de le faire. Il les énonça, dans le crépuscule, d’une voix forte et claire, car il n’y avait plus lieu de réserver cette énergie avec laquelle il devait combattre l’appel magnétique de la Tour. Céder — enfin — fut le plus grand soulagement de toute sa vie.
Il clama le nom de ses compadres et de ses amores, et bien que chacun fût monté du plus profond de son cœur, il se sentit aussi détaché d’eux tous. Sa voix cascada au loin, vers l’horizon rouge qui s’assombrissait, nom après nom. Il appela Eddie et Susannah. Il appela Jake, et pour finir, il clama son propre nom. Quand le son de sa voix se fut tu, l’appel tonitruant d’un énorme cor lui répondit, montant non pas de la Tour mais des roses qui tapissaient le champ s’étendant à ses pieds comme un tapis rouge. Ce cor, c’était la voix des roses, qui lui souhaitaient la bienvenue dans la liesse, en un cri de roi.
Dans mes rêves, j’avais encore ce cor, il était encore mien, se dit-il. J’aurais dû me rappeler que le mien se perdit avec Cuthbert, à Jéricho Hill.
Une voix murmura au-dessus de lui : Cela t’aurait pris trois secondes de te pencher pour le ramasser. Même au milieu de toute cette fumée et de toute cette mort. Trois secondes. Le temps, Roland — on en revient toujours à ça.
C’était la voix du Rayon, se dit-il. De celui qu’ils avaient sauvé. Si c’était par gratitude qu’il s’exprimait, il aurait pu s’économiser cette peine, car quel bien de telles paroles pouvaient-elles faire au Pistolero, désormais ? Il se remémora un vers tiré du poème de Browning : le goût furtif des temps anciens guérit de tout.
Mais il n’en avait jamais été ainsi, pour lui. Dans son expérience à lui, les souvenirs n’apportaient que de la tristesse. Ils étaient le pain des poètes et des idiots, des friandises qui laissaient un arrière-goût amer dans la bouche et dans la gorge.
Roland s’immobilisa un instant, alors qu’il se trouvait encore à dix pas de la porte de bois fantôme au pied de la Tour, et il laissa la voix des roses — ce cor accueillant — se perdre en échos de plus en plus lointains. Le sentiment de déjà-vu était encore fort, presque comme s’il était déjà venu en ces lieux. Et bien sûr qu’il était déjà venu, dans dix mille rêves prémonitoires. Il leva les yeux vers le balcon sur lequel le Roi Cramoisi s’était tenu, prétendant défier le ka et lui bloquer le passage. Et là, environ deux mètres au-dessus des caisses contenant les derniers vifs d’argent (le vieux fou n’avait finalement pas d’autres armes, semble-t-il), il vit deux yeux rouges, flottant dans l’air assombri, l’écrasant de leur haine éternelle. Derrière les globes, le filament argenté du nerf optique (teinté de rouge orangé, à la lueur du soleil couchant) restait suspendu, ne se rattachant à rien. Le Pistolero songea que les yeux du Roi Cramoisi demeureraient sans doute ainsi jusqu’à la fin des temps, à surveiller Can’-Ka No Rey alors que leur propriétaire parcourrait le monde dans lequel l’avaient envoyé la gomme de Patrick et l’œil de cet Artiste enchanté. Ou, plus vraisemblablement, dans l’espace entre les mondes.
Roland s’avança jusqu’à l’extrémité du chemin, où se dressait le bloc noir de bois fantôme cerclé d’acier. Gravé dans le bois, le sigleu qu’il connaissait désormais si bien se détachait dans le quart supérieur :
Là il déposa deux choses, ce qui restait de son gunna : la croix d’argent de Tantine Talitha, et le six-coups qu’il avait gardé. Lorsqu’il se releva, il vit que les deux premiers hiéroglyphes s’étaient effacés.
DÉROBÉE était devenu : ROBÉE, qui signifiait « trouvée ».
Il leva la main comme pour frapper, mais la porte s’ouvrit d’elle-même avant qu’il ait pu la toucher, révélant les premières marches d’un escalier en spirale qui disparaissait à perte de vue, dans les hauteurs de la Tour. Une voix soupira — Bienvenue, Roland, descendant de la lignée de l’Aîné. C’était la voix de la Tour. Cet édifice n’était pas de pierre, même s’il en avait l’apparence. La Tour était vivante, elle était Gan lui-même, sans doute, et cette pulsation qu’il avait sentie au plus profond de son cerveau, même à des milliers de lieues de là, était et avait toujours été la force de vie de Gan qui battait comme un cœur.
Commala, pistolero. Comme-à-commala.
Et il sentit une bouffée d’alcali, amère comme les larmes, lui effleurer les narines. L’odeur de… de quoi, exactement ? Avant qu’il ait pu la nommer, l’odeur s’était envolée, laissant Roland dans le doute, croyant qu’elle avait surgi de son imagination.
Il pénétra à l’intérieur et le Chant de la Tour, qu’il avait toujours entendu — à Gilead, déjà, où il s’était caché dans la voix de sa mère, lorsqu’elle lui chantait des comptines au berceau —, se tut enfin. Il y eut un autre soupir. La porte claqua derrière lui dans un grand fracas, mais il ne fut pas laissé dans l’obscurité. La lumière qui baignait son visage fusait par les fenêtres qui serpentaient à flanc de Tour, et réverbérait l’embrasement du soleil couchant.