Des escaliers de pierre, un passage à peine assez large pour une personne, l’attiraient vers l’ascension.
— Voici venir Roland, claironna-t-il, et ses paroles parurent se perdre en spirale dans l’infini. Toi, au sommet, entends-moi et accueille-moi en ami, si tu le veux bien. Et si tu es mon ennemi, sache que je viens désarmé, et sans intention de nuire.
Il entama son ascension.
Les dix-neuf premières marches le menèrent à un palier (et ainsi de suite, toutes les dix-neuf marches). Une porte ouverte y apparut, et au-delà, une petite pièce ronde. Ses murs de pierre étaient gravés de milliers de visages se chevauchant les uns les autres. Il en reconnut bon nombre (l’un des personnages était Calvin Tower, jetant un regard narquois au-dessus d’un livre ouvert). Les visages étaient tournés vers lui, leurs yeux le fixaient, et il entendit leurs murmures.
Bienvenue, Roland homme de maintes lieues et de maints mondes. Bienvenue à toi de Gilead, à toi de la lignée de l’Aîné.
À l’autre bout de la pièce se dressait une porte et, à un mètre cinquante au-dessus de cette porte — à la hauteur exacte de ses yeux —, il vit une petite fenêtre ronde, à peine plus grande qu’un hublot de contrebandier. Il sentit une odeur sucrée, qu’il reconnut cette fois sans peine : le parfum de sève de pin du sachet que sa mère avait placé d’abord dans son berceau, puis plus tard dans son premier vrai lit de grand. L’odeur ramena ces jours anciens avec une clarté fulgurante, comme c’est le propre des odeurs du passé. S’il est bien un royaume qui sait nous transporter comme une machine à remonter le temps, c’est celui des parfums.
Puis, comme l’appel amer de l’alcali, celui-là s’évanouit à son tour.
Pas de meubles dans cette pièce, mais un seul objet, gisant sur le sol. Il s’en approcha et le ramassa. Il s’agissait d’une petite attache en bois de cèdre, accrochée à un petit ruban de soie bleue. Il en avait vu du même genre, bien des années auparavant, à Gilead ; il avait même dû en porter une, à son époque. Lorsque le chirurgien coupait le cordon ombilical d’un nouveau-né, séparant mère et enfant, on plaçait ce genre d’attache au-dessus du nombril du bébé, où on la laissait jusqu’à ce que le reste du cordon tombe, et avec lui la petite pince (on appelait le nombril lui-même tet-ka can Gan). Le petit morceau de ruban de celui-ci indiquait qu’il avait appartenu à un garçon. Les anneaux destinés aux petites filles étaient ornés d’un ruban de soie rose.
C’est le mien, songea-t-il. Fasciné, il le contempla encore quelques secondes, puis le reposa soigneusement là où il l’avait trouvé. En se relevant, il vit le visage d’un bébé
(est-ce que ce serait mon bah-bo chéri ? Si tu le dis, qu’il en soit ainsi !)
parmi la multitude des visages. Ses traits étaient tordus, comme si sa première inspiration hors de la matrice ne lui avait pas plu, comme si l’air était déjà vicié par l’odeur de la mort. Bientôt il énoncerait sa sentence en poussant un braillement qui résonnerait dans les appartements de Steven et de Gabrielle, provoquant chez les amis et les domestiques qui l’entendraient un sourire de soulagement (seul Marten Largecape se renfrognerait). La mise au monde était achevée, et c’était un enfant vif, disons grand merci à Gan et à tous les dieux. La lignée d’Eld, la lignée d’Arthur l’Aîné, avait désormais son héritier, par conséquent il restait une chance infime que la course en avant du monde vers sa perte soit inversée.
Roland quitta cette pièce, l’impression de déjà-vu plus prégnante que jamais. De même que son impression d’avoir pénétré dans le corps même de Gan.
Il se tourna vers les escaliers et se remit à monter.
Dix-neuf marches plus haut, il déboucha sur un deuxième palier, et une deuxième chambre. Dans celle-ci, des lambeaux de vêtements étaient éparpillés sur le sol circulaire. Roland ne douta pas une seconde qu’il s’agissait là des restes de lenges d’un nourrisson, réduits à l’état de chiffons par un certain intrus très véhément, qui s’était ensuite rendu sur le balcon pour contempler de nouveau le champ de roses, et qui s’était retrouvé piégé. C’était là une créature d’une fourberie magistrale, pleine d’une sagesse diabolique… mais elle avait fini par trébucher, et elle devrait le payer pour les siècles des siècles…
Si c’était seulement pour jeter un œil dehors, pourquoi aurait-il emporté ses munitions avec lui, en sortant ?
Parce que c’était son seul gunna, et qu’il le portait en bandoulière, sur le dos, murmura la voix d’un des visages gravés dans une courbe du mur. C’était le visage de Mordred. Roland n’y lut aucune trace de haine, mais la tristesse esseulée d’un enfant abandonné. Ce visage était celui d’un être aussi désolé que le sifflet d’un train par une nuit sans lune. Il n’y avait point eu d’anneau de cèdre pour le nombril de Mordred, lorsqu’il était venu au monde, rien d’autre que cette mère dont il avait fait son premier repas. Pas d’anneau, jamais de la vie, car Mordred n’avait jamais fait partie du tet de Gan. Non, pas lui.
Mon Père Rouge n’irait nulle part sans arme, chuchota le garçon de pierre. Pas après avoir quitté son château. Il était peut-être fou, mais pas fou à ce point-là.
Dans cette pièce l’odeur était celle du talc que sa mère lui appliquait sur la peau, alors qu’il était allongé nu sur une serviette, fraîchement sorti du bain, en train de s’amuser avec ce nouveau jouet tellement fascinant, ses propres doigts de pied. Elle adoucissait ainsi sa peau, chantant tout en le caressant : « Petit oiseau, bébé adoré, amène donc ici ton panier, Va, cours, vole et rapporte de quoi remplir ton panier »…
Une fois encore, l’odeur disparut aussi vite qu’elle était apparue.
Roland se rendit au petit œil-de-bœuf, se frayant un chemin entre les morceaux de couche, et regarda à travers. Les yeux désincarnés sentirent sa présence et roulèrent furieusement en arrière, pour le regarder. Ce regard était empoisonné par la fureur et le deuil.
Viens donc, Roland, sors ! Sors et affronte-moi, à un contre un ! D’homme à homme ! Œil pour œil, si ça te sied !
— Je crains que non, répondit Roland, car j’ai encore une tâche à accomplir. Encore du travail, même en cet instant.
Telles furent ses dernières paroles au Roi Cramoisi. Bien que le vieux dément continuât de lui hurler ses pensées, il hurla dans le désert, car jamais Roland ne se retourna. Il avait encore des marches à gravir, d’autres pièces à inspecter, sur le chemin qui le menait au sommet.
Sur le troisième palier, il regarda par l’embrasure de la porte et aperçut une tenue en velours côtelé qui avait sans nul doute été la sienne, quand il n’avait qu’un an. Parmi les visages gravés sur ce mur, il vit celui de son père, mais en beaucoup plus jeune qu’il l’avait jamais connu. Plus tard, ce visage avait pris un air cruel — les événements et les responsabilités en avaient décidé ainsi. Mais pas ici. Ici, les yeux de Steven Deschain étaient ceux d’un homme qui regarde un spectacle qui lui plaît plus que tout ce qu’il a vu jusqu’ici, ou qu’il verra ensuite. À cet instant, Roland sentit un arôme doux et voilé, celui du savon à barbe de son père. Une voix fantomatique chuchota : Regarde, Gabby, regarde donc ! Il sourit ! Il me sourit à moi ! Et il a une nouvelle dent !