— Vai, vai, los mostros ados, tre cannits en founs ! brailla le chef en toque à l’intention des deux grouillots.
Il n’avait pas repéré Jake. En revanche, l’une des créatures — le chat — l’aperçut. Il aplatit les oreilles en arrière et se mit à cracher. Sans même y réfléchir, Jake lança l’Oriza qu’il tenait dans la main droite. Le plat s’envola en chantant dans l’air vaporeux et trancha net le cou du chat, aussi suavement qu’un couteau dans du beurre. La tête bascula dans l’évier avec un bruit d’éclaboussure savonneuse, après avoir jeté un dernier regard vert étincelant.
— San fai, can dit los ! s’écria le chef.
Ou bien il n’avait pas pris conscience de ce qui s’était produit, ou bien il n’en comprenait pas le sens. Il se tourna vers Jake. En dessous de son front tombant et grumeleux apparaissait une paire d’yeux bleu-gris chassieux, les yeux d’un être doué de sensibilité. En le voyant de front, Jake comprit de quoi il s’agissait : d’une sorte de phacochère intelligent et bizarre. Ce qui signifiait qu’il était en train de faire cuire ses semblables. Ce qui, au Cochon du Sud, ne détonnait pas franchement.
— Can fob ados ain-tet fah ! She-so pan ! Vai ! lança-t-il à Jake.
Puis, pour parfaire la démence totale de la situation, il ajouta :
— Et si fous ne frottez pas correctement, pas la peine te commencer !
L’autre marmiton, celui à figure humaine, gesticulait visiblement pour le mettre en garde, mais le chef n’y prêta aucune attention. Il semblait penser que Jake, puisqu’il avait tué une de ses aides, allait maintenant prendre le relais et assumer la tâche du chat mort.
Jake lança l’autre plat, qui vint zébrer le cou du phacochère, le coupant net au milieu de son laïus. Trois ou quatre litres de sang jaillirent instantanément sur le fourneau situé à droite de la bête, puis se mirent à noircir et à crépiter dans une ignoble odeur de grillé. La tête du phacochère s’inclina sur la gauche puis bascula en arrière, sans se détacher complètement. La chose — qui mesurait bien deux mètres — fit trois pas vers la gauche en chancelant, et s’affala en étreignant le cochon embroché. La tête se détacha un peu plus et s’affaissa sur l’épaule droite de Phaco-Chef. Un de ses yeux se mit à fixer les plafonniers fluorescents nimbés de vapeur. La chaleur scella les mains du cuisinier sur la chair cuite, et elles commencèrent à fondre. Puis la chose trébucha vers l’avant, dans les flammes vives, et sa tunique prit feu.
Jake fit volte-face juste à temps pour apercevoir le marmiton qui fondait sur lui, armé d’un couteau de boucher dans une main, et d’un couperet dans l’autre. Jake se saisit d’un Riza dans son sac mais retint son geste, malgré la voix intérieure qui lui claironnait d’y aller, de foncer sans attendre, de tailler à ce salopard ce que Margaret Eisenhart appelait autrefois une « coupe sombre ». Cette expression avait déclenché l’hilarité chez les autres Sœurs du Plat. Pourtant, malgré son irrésistible envie de lancer, il retint son bras.
Ce qu’il vit, c’est un jeune garçon au teint gris et cireux, presque jaunâtre sous la lumière criarde des cuisines. Il avait l’air à la fois terrifié et mal nourri. Jake leva le plat en guise de sommation, et le jeune garçon s’immobilisa. Ce n’était pas le Riza qu’il fixait, mais Ote, planté aux pieds de Jake. La fourrure du bafouilleux était hérissée sur son dos, lui donnant l’air deux fois plus volumineux, et il montrait les dents.
— Est-ce que tu — commença Jake, mais alors la porte du restaurant s’ouvrit à la volée.
L’un des ignobles entra en trombe. Sans l’ombre d’une hésitation, Jake lança le plat. Il gémit dans l’air blanc et embué et alla décapiter l’intrus avec une précision sanglante, lui tranchant la gorge juste au-dessus de la pomme d’Adam. Le corps sans tête pencha à gauche, puis à droite, comme un artiste sur scène saluant son public en une pirouette comique, puis il s’effondra.
Jake s’était immédiatement armé d’un plat dans chaque main, et avait croisé les bras sur la poitrine, dans la posture que sai Eisenhart appelait « la charge ». Il jeta un regard au jeune garçon, qui brandissait toujours son couteau et son couperet. Pas très convaincant, néanmoins, remarqua Jake. Il tenta de nouveau de lui parler.
— Est-ce que tu parles français ?
— Oui-la, fit le marmiton.
Il lâcha le fendoir, de manière à pouvoir lever la main, ou plus exactement son pouce et son index rougis par l’eau de vaisselle. Il les tint écartés de quelques centimètres.
— Mais chuste un petit peu. Chai commencé en arrifant ici.
Il ouvrit l’autre main et le couteau alla rejoindre le fendoir sur le sol carrelé de la cuisine.
— Tu viens de l’Entre-Deux-Mondes ? demanda Jake. Oui, pas vrai ?
Il n’avait pas l’impression de se trouver en face d’un foudre d’intelligence (« pas un petit crack », aurait raillé Elmer Chambers), mais il était au moins assez malin pour avoir le mal du pays. Malgré la terreur qui l’envahissait, Jake perçut comme une lueur dans le regard du garçon.
— Oui-la. Je fiens de Ludweg, moi.
— Près de la Cité de Lud ?
— Au nord, que ça te plaise ou que ça te plaise pas. Tu fas me tuer, gouchat ? Chai pas enfie de mourir, même si che suis pien triste.
— Je ne te tuerai pas, si tu me dis la vérité. Est-ce qu’une femme est passée par ici ?
Le garçon hésita.
— Si fait. Sayre et sa carde personnelle l’ont emmenée. Elle était toute confusse, celle-là, sa tête elle allait dans tous les sens…
Il joignit le mime à la parole, ce qui lui donna plus que jamais l’air de l’idiot du village. Jake repensa à Sheemie, dans le récit que Roland leur avait fait de ses aventures à Mejis.
— Mais elle était vivante.
— Ouair. Che l’ai entendue respirer, moi.
Jake vérifia d’un regard que personne n’arrivait par la porte. Pas encore. Il fallait partir, pourtant…
— Comment t’appelles-tu, louchon ?
— Jochabim, c’est mon nom, fils d’Hossa.
— Eh bien, écoute-moi attentivement, Jochabim. Au-delà de cette cuisine, il y a un monde du nom de New York, où les ados comme toi sont libres. Je te suggère de sortir de là, tant que tu le peux.
— Ils me ramèneraient, et ils me tonneraient le fouet.
— Non, tu ne comprends pas, c’est très grand. Comme Lud, quand Lud était encore…
Il contempla le visage impavide de Jochabim et pensa : Non, c’est moi qui ne comprends pas. Et si je reste là à essayer de convaincre ce gars de déserter, je ne récolterai que ce que je…
La porte vers le restaurant s’ouvrit de nouveau violemment. Cette fois-ci, deux ignobles tentèrent de la franchir en même temps et se retrouvèrent coincés une seconde, épaule contre épaule. Jake lança ses deux plats et les regarda se croiser dans les volutes de vapeur. Les deux nouveaux venus furent décapités, au moment même où ils bondissaient dans la pièce. Ils s’affalèrent vers l’arrière, et la porte se referma une nouvelle fois. À l’École Piper, Jake avait eu un cours sur la Bataille des Thermopyles, lorsque les Grecs avaient piégé les soldats de l’armée persane, dix fois plus nombreux qu’eux. Les Grecs avaient entraîné leurs ennemis dans un étroit défilé ; lui avait la porte de cette cuisine. Tant qu’ils débarquaient un par un ou deux par deux — et ils y étaient forcés, sauf s’ils trouvaient le moyen de le déborder par le côté —, il pouvait les cueillir sans peine.