Du moins jusqu’à ce qu’il se retrouve à court d’Orizas.
— Des fusils ? demanda-t-il à Jochabim. Est-ce qu’il y a des fusils, ici ?
Jochabim fit non de la tête, mais compte tenu du regard exaspérant et chargé d’intensité du jeune homme, il était difficile de savoir s’il signifiait Il n’y a pas de fusils ici ou Je ne t’intuite pas.
— D’accord, j’y vais, finit par dire Jake. Et si tu n’en fais pas autant avant que ce soit trop tard, Jochabim, c’est que tu es encore plus stupide que tu en as l’air. Ce qui n’est pas peu dire. Il y a des jeux vidéo, là-bas, mon pote — réfléchis-y.
Jochabim persista avec son regard duh, et Jake décida d’abandonner. Il s’apprêtait à appeler Ote quand il entendit une voix s’adresser à lui, depuis l’embrasure de la porte.
— Hé, gamin.
Une voix de dur. De conspirateur. De type qui sait. La voix d’un homme qui vous descendrait pour cinq billets ou coucherait avec votre copine à tout moment, se dit Jake.
— Ton ami le paternel est mort. En fait, à force de résister, le paternel a fini en plat de résistance. Si tu sors maintenant, en arrêtant la comédie, tu as des chances d’éviter de servir de dessert.
— Retournez-la et enfoncez-vous-la dans le cul, pour voir.
Cette dernière réplique sembla même traverser le mur de débilité de Jochabim, car il prit un air choqué.
— Je te donne une dernière chance, fit la voix dure et avisée. Sors de là.
— Entrez plutôt, vous ! contra Jake. J’ai plein de plats !
Et il ressentit effectivement la pulsion insensée de se jeter en avant, de franchir cette porte comme une balle et d’aller livrer bataille à ces ignobles dans la salle de restaurant, de l’autre côté. Et d’ailleurs l’idée n’était pas si folle que ça, comme Roland n’aurait pas manqué de le dire ; c’est la dernière chose à laquelle ils se seraient attendus, et Jake avait même une chance de réussir à les faire paniquer, avec une demi-douzaine de plats lancés à grande vitesse, et à les mettre en déroute.
Le problème, c’étaient les monstres en train de se repaître derrière la tapisserie. Les vampires. Eux ne paniqueraient pas, Jake le savait. Il avait dans l’idée que, si les Aïeux avaient pu venir dans la cuisine (mais peut-être était-ce seulement le manque d’intérêt qui les retenait dans la salle à manger — ça et les derniers lambeaux du cadavre du Père), il serait déjà mort. Et Jochabim aussi, probablement.
Il mit un genou en terre et murmura :
— Ote, trouve Susannah ! en accompagnant son ordre d’une image mentale rapide.
Le bafouilleux adressa un dernier regard dubitatif dans sa direction, puis se mit à renifler le sol. Les dalles récemment lessivées étaient encore humides, et Jake craignait que le bafouilleux ne réussisse pas à trouver l’odeur. Puis Ote lâcha un seul cri bref — qui tenait plus de l’aboiement canin que du cri humain — et se précipita vers le milieu de la cuisine, entre les fourneaux et les plans de travail, la truffe collée au sol, ne s’écartant de sa trajectoire que pour contourner rapidement le cadavre fumant de Phaco-Chef.
— Écoute-moi, espèce de petit bâtard ! cria l’ignoble de l’autre côté de la porte. Je suis en train de perdre patience !
— Très bien ! s’exclama Jake. Viens-y donc ! Histoire qu’on voie si tu sauras ressortir !
Il porta le doigt à ses lèvres, faisant signe à Jochabim de se taire. Il s’apprêtait à faire volte-face et à détaler — il ne savait absolument pas combien de temps il lui restait avant que le jeune domestique se mette à hurler que le gamin et son bafouilleux ne tenaient plus le Col des Thermopyles — quand Jochabim s’adressa à lui à voix basse, dans un souffle.
— Quoi ? demanda Jake, en lui lançant un regard incertain.
À l’oreille, il avait entendu le gamin murmurerattention à l’esprison, mais ça ne voulait rien dire. Pas vrai ?
— Attention à l’esprison, répéta Jochabim, beaucoup plus clairement cette fois-ci, avant de retourner à ses casseroles et à son eau savonneuse.
— Quel esprison ? demanda-t-il, mais Jochabim fit mine de ne pas l’avoir entendu et Jake n’avait pas le temps de le mettre à la question.
Il courut pour rattraper Ote, en jetant des regards par-dessus son épaule. Si deux ou trois ignobles décidaient de bondir dans la pièce, Jake aimait autant être le premier à le savoir.
Mais personne ne vint, du moins pas avant qu’il ait suivi Ote hors de la pièce, pour se retrouver dans la réserve du restaurant, une salle remplie jusqu’au plafond de cartons et sentant le café et les épices. Elle rappelait la réserve de l’Épicerie Générale d’East Stoneham, mais en plus propre.
Dans un des coins de la réserve du Cochon du Sud, Jake aperçut une porte. Derrière apparaissait un escalier pavé qui descendait vers Dieu savait quelles profondeurs. Il était éclairé par des ampoules basse tension protégées par des appliques en verre trouble, constellées de mouches. Ote se mit à dévaler les marches sans hésitation, sautillant avec une régularité comique, synchronisant train avant et train arrière en une sorte de petit bondissement. Il gardait la truffe collée aux marches, et Jake savait qu’il était sur la piste de Susannah : il le percevait dans l’esprit de son petit ami sur pattes.
Jake tenta de compter les marches, réussit à aller jusqu’à cent vingt, puis perdit prise sur les nombres. Il se demanda s’ils se trouvaient toujours à New York (ou en dessous). À un moment, il crut entendre un grondement lointain et familier, et décida que si c’était un métro, alors ils étaient toujours dans le coin.
Ils finirent par atteindre le pied des escaliers. Ils débouchèrent dans un gigantesque vestibule voûté qui rappelait un hall de grand hôtel, mais sans l’hôtel autour. Ote le traversa, truffe toujours au sol, remuant sa petite queue en tortillon. Jake dut courir pour le rattraper. À présent que le sac était moins plein, les Rizas étaient ballottés d’avant en arrière avec un bruit métallique. Tout au bout de la salle voûtée, Jake aperçut un kiosque, avec un écriteau sur la vitrine poussiéreuse, qui disait : SOUVENIRS DE NEW-YORK, DERNIÈRE CHANCE ! Et, sur un autre : VISITE DU 11 SEPTEMBRE 2001 ! ENCORE QUELQUES TICKETS DISPONIBLES POUR CET ÉVÉNEMENT INOUBLIABLE ! ACCÈS INTERDIT AUX ASTHMATIQUES SANS AUTORISATION MÉDICALE.
Jake se demanda ce que pouvait bien avoir d’aussi fabuleux le 11 septembre 2001 et se dit que, finalement, il n’avait peut-être pas très envie de le savoir.
Tout à coup, il entendit tonner dans sa tête, aussi clairement que si on lui criait dans l’oreille :
— Hé ! Hé, madame Positronics ! Toujours là ?
Jake n’avait aucune idée de qui était cette Mme Positronics, mais il reconnut distinctement la voix qui posait cette question.
— Susannah ! s’écria-t-il en s’arrêtant net devant le kiosque.
Sur son visage, un sourire de surprise et de joie lui donnait de nouveau l’air d’un enfant.
— Suze, tu es là ?