Il entendit un cri de joie en réponse.
Prenant conscience de ce que Jake ne le suivait plus de près, Ote se retourna et lâcha un « Ake-Ake ! » d’impatience. Mais pour l’instant Jake était trop absorbé pour se préoccuper de lui.
— Je t’entends ! hurla-t-il. Enfin ! Bon Dieu, mais à qui tu parlais ? Continue à hurler, que je puisse venir dans ton esp…
De derrière lui — peut-être du haut de ce long escalier, peut-être déjà plus bas — quelqu’un s’écria :
— C’est lui !
Il y eut des coups de feu, mais Jake les entendit à peine. Avec un sentiment d’horreur indescriptible, il constata que quelque chose avait rampé à l’intérieur de son crâne. Comme une main mentale. Il se dit qu’il s’agissait probablement de l’ignoble qui lui avait parlé à travers la porte. La main de l’ignoble avait dû dénicher des interrupteurs dans une sorte de Dogan de Jake Chambers, et il était en train de jouer avec. En train d’essayer
(de me plaquer au sol me plaquer au sol là de m’enfoncer les pieds dans le sol)
de l’arrêter. Et cette voix était entrée en lui parce que, pendant qu’il envoyait ou recevait des messages, il était ouvert…
— Jake ! Jake, où es-tu ?
Il n’avait pas le temps de lui répondre. Autrefois, en essayant d’ouvrir la Porte Dérobée de la Grotte des Voix, Jake avait convoqué la vision d’un million de portes s’ouvrant à la volée. Cette fois-ci, il en visionna une seule en train de se refermer violemment, dans un gigantesque « boum » du tonnerre de Dieu.
Et juste à temps, avec ça. L’espace d’une seconde, ses pieds restèrent fichés dans le sol poussiéreux, puis quelque chose poussa un cri de douleur et se retira de lui. Le libéra.
Jake se remit en mouvement, d’abord de manière saccadée, puis reprenant de la vitesse. Bon Dieu, il était moins une ! Très loin, il entendit Susannah prononcer son nom, mais il n’osa pas se précipiter en avant et s’ouvrir pour répondre. Il lui restait seulement à espérer qu’Ote s’accrocherait à sa piste, et qu’elle continuerait d’émettre.
Il se dit ensuite qu’il aurait dû se mettre à chanter la chanson de la radio de Mme Shaw juste après le dernier appel de Susannah, mais il n’y avait aucun moyen d’être vraiment certain. Autant essayer de repérer la seconde précise où commence la migraine, ou le moment où on est en train d’attraper un rhume. Ce dont Jake était certain, c’était d’avoir entendu d’autres coups de feu, et même le bourdonnement strident d’un ricochet, mais tout ça se trouvait loin derrière, et bientôt il ne prit plus la peine de se baisser pour esquiver (ou de regarder en arrière). De plus, Ote filait maintenant à un bon rythme, secouant pour de bon ses petites fesses poilues. Des machines enterrées cognaient sourdement et sifflaient bruyamment. Des rails d’acier affleuraient sur le sol du passage, et Jake en vint à penser qu’il y avait eu autrefois une ligne de tram, ou un engin de ce genre. À intervalles réguliers, des communiqués officiels (PATRICIA EN TÊTE ; FEDIC ; AVEZ-VOUS VOTRE PASSE BLEU ?) étaient imprimés sur les murs. À certains endroits, des carreaux étaient tombés, à d’autres des rails avaient disparu et de temps à autre, une flaque d’eau stagnante ancienne et grouillant de vermine remplissait ce qui ressemblait à s’y méprendre à un nid-de-poule. Jake et Ote passèrent devant deux ou trois véhicules évoquant un croisement entre une voiturette de golf et un wagon plat. Ils rencontrèrent également un robot à tête de navet dont les yeux rouges électriques clignotèrent faiblement tandis qu’il éructait un croassement rauque qui avait peut-être été halte. Jake brandit l’un des Orizas, sans savoir si ce serait de la moindre utilité contre une machine comme celle-là, si elle s’en prenait à lui ; mais le robot ne bougea pas. L’ultime clignotement des diodes fatiguées de ses yeux semblait avoir épuisé le peu d’énergie restant dans ses batteries, ses cellules énergétiques ou son jeton atomique, ou quoi que ce soit qui lui servait de carburant. De loin en loin surgissait un graffiti. Deux d’entre eux lui étaient familiers. Le premier disait VIVE LE ROI CRAMOISI, avec l’œil rouge en guise de point, au-dessus de chaque I. Le second était signé BANGO SKANK ’ 84. Bon sang, se dit Jake distraitement, ce Bango, il a vu du pays. Puis il s’entendit pour la première fois chanter à voix basse. Pas vraiment des mots, rien qu’un très vieux refrain presque oublié, tiré d’une de ces chansons que Mme Shaw écoutait à la radio, dans la cuisine : « A-wimebawoué, a-wime-bawoué, a-wi-i-i-i-immm-bawoué… »
Il s’interrompit net, hérissé par ce marmonnement scandé, presque une incantation, un talisman. Il ordonna à Ote de s’arrêter.
— Faut que je fasse la vidange, mon petit pote.
— Ote !
Les oreilles dressées, et la fin du message vibrant dans ses yeux brillants : Ne sois pas trop long.
Jake fit gicler l’urine sur l’un des murs carrelés. De la mousse verdâtre suintait entre les carreaux. Il chercha à discerner des bruits de poursuite — et ne fut pas déçu. Combien en restait-il ? Et quel genre de bestioles ? Roland l’aurait sans doute su, lui, mais Jake n’en avait aucune idée. À en croire les échos, on aurait dit un régiment.
Tandis qu’il secouait les dernières gouttes, Jake Chambers prit soudain conscience que jamais plus le Père ne ferait ça, que jamais plus il ne lui adresserait son large sourire en pointant le doigt vers lui, que jamais plus il ne se signerait avant le repas. Ils l’avaient tué. Ils avaient pris sa vie. Ils lui avaient volé son souffle et arrêté les battements de son cœur. À part peut-être de celle de ses rêves, le Père avait à présent disparu de l’histoire. Jake se mit à pleurer. Tout comme son sourire, ses larmes lui redonnèrent soudain l’air d’un enfant. Ote s’était retourné, trépignant de se remettre en chasse, mais regardait par-dessus son épaule avec un air indéniablement inquiet.
— Ça va, lui assura Jake en reboutonnant sa braguette et en s’essuyant les joues du poignet.
Sauf que ça n’allait pas. Il n’était pas seulement triste, ou en colère, ou effrayé de savoir les ignobles à ses trousses. À présent que la poussée d’adrénaline était quelque peu redescendue, il se rendit compte qu’il était aussi affamé que triste. Et fatigué, aussi. Fatigué ? Au bord de l’épuisement, oui. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait dormi. Il s’était fait aspirer par la porte en direction de New York, ça il se le rappelait bien, et Ote qui avait failli se faire renverser par un taxi, et ce Révérend de la Bombe Divine, avec un nom qui lui faisait penser à Jimmy Cagney jouant George M. Cohan dans ce vieux film en noir et blanc qu’il avait vu à la télé quand il était petit, dans sa chambre. Parce que, ça lui revenait maintenant, il y avait une chanson dans ce film, à propos d’un type qui s’appelait Harrigan : H-A-deux R-I ; Harrigan, c’est moi. Il se rappelait ces trucs-là, mais pas la dernière fois qu’il avait avalé un repas digne de…
— Ake ! aboya Ote, aussi implacable que le destin.
Si les bafouilleux avaient un point de rupture, se dit Jake avec lassitude, Ote en était encore loin.
— Ake-Ake !
— Ouais-ouais, fit-il en s’écartant du mur en poussant sur la main. Ake-Ake va filer comme le vent. Vas-y, trouve Susannah.
Il aurait voulu traîner la patte, mais traîner la patte ne les aurait vraisemblablement pas avancés à grand-chose. Même marcher, simplement, n’aurait pas suffi. Il fit subir le martyre à ses jambes et se mit à trottiner, se remettant malgré lui à chantonner à voix basse, cette fois en retrouvant les bonnes paroles : « Dans la jungle, terrible jungle, le lion dort ce soir… dans la jungle, paisible jungle, le lion dort ce soir… ohhhh. » Et il repartit d’un « wimebawoué, wimebawoué, wimebawoué » qui n’avait aucun sens, sorti du transistor de la cuisine, toujours branché sur les vieux tubes, sur WCBS… mais est-ce que des bribes décousues de vieux films ne venaient pas s’enrouler autour de ses souvenirs de cette chanson en particulier ? Pas une chanson tirée de Yankee Doodle Dandy[9], mais d’un autre film ? Avec des monstres effrayants ? Qu’il aurait vu quand il était encore tout petit, à peine sortis de ses
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