(lenges)
couches ?
« Près du village, joli village, le lion dort ce soir… près du village, paisible village, le lion dort ce soir… HOUH-oh, a-wi-mebawoué, a-wimebawoué… »
Il s’interrompit, le souffle court, se frottant le flanc. Il avait un point de côté, rien de bien grave, du moins pas encore assez douloureux pour l’arrêter. Mais cette matière visqueuse… visqueuse et verdâtre, suintant entre les carreaux… suintant à travers l’ancien enduit entre les carreaux de céramique foutus, parce qu’on était
(dans la jungle)
très profond sous la ville, aussi profond que dans les catacombes
(wimebawoué)
ou que…
— Ote ! s’exclama-t-il à travers ses lèvres gercées. Bon Dieu, il avait tellement soif !
— Ote, ce n’est pas n’importe quelle matière visqueuse, c’est de l’herbe. Ou des herbes… ou…
Ote aboya le nom de son ami, mais Jake le remarqua à peine. L’écho de leurs poursuivants leur parvenait toujours (il s’était même un peu rapproché), mais, dans l’immédiat, il choisit de les ignorer, eux aussi.
De l’herbe, poussant à travers le mur carrelé.
Débordant du mur.
Il baissa les yeux et vit encore de l’herbe, un vert éclatant aux reflets presque mauves sous les lumières fluorescentes, poussant du sol. Et des éclats de carrelage brisé, réduits en tessons et en fragments, comme des reliques des Grands Anciens, ces ancêtres qui avaient vécu et bâti des édifices, avant que les Rayons se brisent et que le monde commence à changer.
Il se baissa. Tendit la main dans l’herbe. En rapporta des éclats de céramique, oui, mais aussi de la terre, la terre de
(la jungle)
quelque catacombe enfouie, ou de quelque tombeau ou peut-être…
Il avait aussi ramené un scarabée qui courait dans la terre, un scarabée avec une marque rouge sur le dos, comme un sourire sanglant, et Jake le jeta par terre avec un petit cri de dégoût. La Marque du Roi ! Vrai ! Il revint à lui et se rendit compte qu’il avait mis un genou en terre, en pleine fouille archéologique, comme le héros dans un vieux film, alors que la meute se rapproche. Et Ote le fixait, les yeux brillant d’angoisse.
— Ake ! Ake-Ake !
— Ouais, fit-il en se hissant sur ses pieds. J’arrive. Mais, Ote… qu’est-ce que c’est que cet endroit ?
Ote ne pouvait savoir pourquoi l’anxiété pointait dans la voix de son ka-dinh, mais ce qu’il voyait n’avait pas changé, et ce qu’il sentait n’avait pas changé. C’était son odeur à elle, celle que le garçon lui avait demandé de trouver et de suivre. Et la piste était plus fraîche, à présent. Il se précipita dans son sillage éclatant.
Cinq minutes plus tard, Jake s’arrêta de nouveau et s’écria :
— Ote ! Attends une minute !
Son point de côté était revenu, en plus violent ; mais ce n’était pourtant pas ce qui l’avait arrêté. Tout avait changé. Ou était en train de changer. Et, Dieu lui vienne en aide, il croyait savoir en quoi.
Au-dessus de lui, les lumières fluorescentes brillaient toujours, mais les murs carrelés se hérissaient de verdure. L’air était devenu moite et humide, détrempant sa chemise qui lui collait à la peau. Un beau papillon orange, d’une taille impressionnante, voleta devant ses yeux écarquillés. Jake essaya de l’attraper d’un geste vif, mais l’insecte lui échappa sans mal. Presque joyeusement, lui sembla-t-il.
Le couloir carrelé était devenu un sentier de jungle. Devant eux, il montait en pente douce jusqu’à une percée dans la végétation luxuriante, sans doute une sorte de clairière. Au-delà, Jake apercevait de grands arbres anciens surgissant dans la brume, leurs troncs tapissés de mousse, leurs branches enroulées de plantes grimpantes. Il vit aussi des fougères géantes et, à travers la dentelle de verdure, un ciel brûlant de jungle. Il savait qu’ils se trouvaient en dessous de New York, c’était forcément New York, mais…
Il entendit un cri rappelant celui d’un singe, si proche qu’il sursauta et leva les yeux, certain qu’il verrait l’animal juste au-dessus de sa tête, lui adressant un rictus gigantesque, derrière une rampe de projecteurs. Et soudain, lui glaçant les sangs, monta le rugissement féroce d’un lion. D’un lion qui, de toute évidence, ne dormait pas.
Il était sur le point de battre en retraite, et à bride abattue, quand il comprit subitement qu’il ne le pouvait pas ; parce qu’il se retrouverait nez à nez avec les ignobles (sans doute menés par celui qui lui avait appris que le paternel avait fini en plat de résistance). Et Ote levait vers lui ses yeux scintillant d’impatience, n’attendant que de pouvoir repartir. Ote n’était pas une andouille, pourtant il ne montrait aucun signe d’alerte, en tout cas pas concernant ce qui les attendait plus avant.
Pour sa part, le bafouilleux ne pouvait toujours pas comprendre quel était le problème. Il savait que le garçon était fatigué — il le sentait — mais il savait aussi que Ake avait peur. De quoi ? Il y avait en effet des odeurs déplaisantes dans cet endroit, et parmi elles l’odeur de beaucoup d’hommes, mais pas de danger immédiat. Et puis, surtout, il y avait son odeur à elle. Sa piste à elle. Très fraîche, à présent. Presque là.
— Ake ! jappa-t-il de nouveau.
Jake avait retrouvé son souffle.
— D’accord, fit-il en regardant autour de lui. Okay, mais doucement.
— ment, dit Ote, mais même Jake put déceler la désapprobation criante qui pointait dans la voix du bafouilleux.
Jake ne se décida à bouger que parce qu’il n’avait pas le choix. Il se mit à gravir la pente, à suivre la piste de verdure (pour Ote, la voie était parfaitement libre, et ce depuis qu’ils avaient débouché des escaliers) vers la trouée bordée de lierre et de fougères, vers le cri du singe dément et le rugissement — à vous pétrifier les testicules — du lion en chasse. La chanson dansait une ronde infernale autour de son esprit
(dans le village… dans la jungle… chut mon chéri, ne gigote pas mon chéri…)
et à présent il en avait trouvé le titre, et même le nom du groupe
(c’étaient « les Tokens [10] », avec leur chanson, « Le Lion dort ce soir », qui est sorti du top 50, mais pas de nos cœurs)
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