qui la chantait, mais qu’est-ce que c’était que ce film ? Comment s’appelait ce foutu fi…
Jake atteignit le sommet de la montée, et l’orée de la clairière. Il glissa un œil dans l’entrelacs de larges feuilles vertes et de fleurs mauves éclatantes (un minuscule ver tortillait son corps vert au cœur de l’une d’elles), et tandis qu’il observait, le titre du film lui revint, et la chair de poule lui recouvrit instantanément tout le corps, de la tête aux pieds. Une seconde plus tard, le premier dinosaure surgit de la jungle (terrible jungle) et pénétra dans la clairière.
Il était une fois, il y a bien longtemps
(c’est bon, pour sûr)
Alors qu’il n’était encore qu’un jeune goujat
(il y en a pour toi et pour moi, c’est sûr)
il y a bien longtemps quand mère est allée à Montréal avec son club, et que père est allé à Vegas pour l’inauguration des nouvelles émissions de la rentrée de septembre
(confiture et thé à la mûre)
il y a bien longtemps quand ’Bama n’avait que quatre…
’Bama c’est comme ça que la seule bonne personne
(Mme Shaw Mme Greta Shaw)
le surnomme. Elle découpe la croûte du pain pour ses sandwiches, elle affiche ses dessins de maternelle sur le frigo avec des aimants en plastique en forme de fruits, elle l’appelle ’Bama et ce nom a quelque chose de spécial pour lui
(pour eux)
parce qu’un dimanche après-midi alors qu’il avait bu son père lui a appris à chanter « On y va, on y va, préparez-vous au combat, on n’a pas peur on s’cachera pas, c’est nous la marée rouge d’Ala-BAMA ! » et elle l’appelle ’Bama, c’est un nom secret et eux ils savent ce que ça veut dire mais personne d’autre ne le sait, c’est comme avoir une maison dans laquelle on peut entrer, une maison en sécurité au milieu des bois effrayants alors que dehors tout autour les ombres ressemblent à des monstres à des ogres et à des tigres.
(« Tigre, tigre, qui brûle de tous ses feux », lui chante sa mère, c’est comme ça qu’elle voit les berceuses, sinon elle a aussi « J’ai entendu voler une mouche… au moment de ma mort », ce qui donne à ’Bama Chambers une chair de poule monstre, même s’il n’ose jamais le lui dire ; parfois la nuit et aussi pendant la sieste de l’après-midi il reste allongé dans son lit à se dire j’entendrai une mouche voler et ce sera la messagère de ma mort, mon cœur s’arrêtera et ma langue tombera au fond de ma gorge comme une pierre dans un puits et voilà les souvenirs qu’il refoule)
C’est bon d’avoir un nom secret et quand il découvre que mère va à Montréal au nom de l’art et que père va à Vegas pour participer au lancement de la nouvelle grille des programmes de la Chaîne devant les Huiles il supplie sa mère de demander à Mme Greta Shaw de rester avec lui et sa mère finit par céder. Le Petit Jakie sait bien que Mme Shaw n’est pas sa mère et Mme Greta Shaw lui a dit plus d’une fois qu’elle n’était pas sa mère
(« J’espère que vous comprenez que je ne suis pas votre mère, ’Bama », dit-elle en lui tendant une assiette, et sur cette assiette il y a un sandwich au beurre de cacahuète, au bacon et à la banane, avec la croûte découpée comme seule Greta Shaw sait la découper, « parce que ça ne fait pas partie de mes affectations »)
(et Jakie — sauf que là il est ’Bama, entre eux deux il est ’Bama — ne sait pas exactement comment lui dire qu’il le sait, il le sait, il le sait, mais il fera avec jusqu’à ce qu’il fasse une vraie rencontre ou jusqu’à ce qu’il soit assez grand pour dépasser sa peur de la Messagère de la Mort)
Et Jakie dit Ne vous inquiétez pas, tout va bien, mais il est quand même content que Mme Shaw soit d’accord pour rester, plutôt que la dernière jeune fille au pair en date, celle qui porte des jupes courtes et qui est toujours en train de jouer avec ses cheveux et son rouge à lèvres et qui n’en a strictement rien à foutre de lui et qui ne sait pas que dans le secret de son cœur il est ’Bama, et bon sang cette petite Daisy Mae
(C’est comme ça que son père appelle toutes les jeunes filles au pair)
ce qu’elle est stupide stupide stupide. Mme Shaw n’est pas stupide, elle. Mme Shaw lui prépare un goûter qu’elle appelle parfois le Thé de l’Après-midi ou même le Haut Thé, et peu importe ce que c’est — du fromage blanc et des fruits, un sandwich sans croûte, du gâteau avec de la crème anglaise, des canapés restant du cocktail de la veille — elle chante cette même petite chanson en le préparant : « Un p’tit en-cas, c’est bon pour sûr, il y en a pour toi et pour moi, c’est sûr, confiture et thé à la mûre. »
Il a une télé dans sa chambre, et chaque jour, quand ses parents sont partis après l’école il mange son goûter là et il regarde et regarde et regarde et il entend sa radio dans la cuisine, toujours des vieux tubes, toujours WCBS, et parfois il l’entend, elle, il entend Mme Greta Shaw chanter sur Wanda Jackson ou Lee Dorsey [11] , et parfois il se raconte que ses parents meurent dans un accident d’avion et alors elle devient bel et bien sa mère en quelque sorte et elle l’appelle mon pauvre petit gars et pauvre petit môme perdu et alors par la grâce de quelque transformation magique elle ne prend plus seulement soin de lui mais elle l’aime, elle l’aime et l’aime et l’aime comme lui il l’aime, elle est sa mère (ou peut-être sa femme, il ne fait pas très bien la différence entre les deux), mais elle l’appelle ’Bama et non trésor
(comme sa vraie mère)
ou le petit crack
(comme son père)
et il a beau savoir que c’est là une idée idiote, y penser dans son lit c’est rigolo, y penser ça lui évite de se tordre les boyaux avec la Messagère de la Mort qui viendra bourdonner au-dessus de son cadavre quand il sera mort la langue au fond de la gorge comme un caillou dans un puits. L’après-midi quand il rentre de la maternelle (le temps qu’il sache pourquoi ça s’appelle maternelle, il aura atteint l’âge de changer d’école), il regarde Million Dollar Movie[12] dans sa chambre. Dans Million Dollar Movie, ils diffusent exactement le même film à la même heure — quatre heures — tous les jours pendant une semaine. La semaine précédente ses parents sont partis et Mme Greta Shaw est restée coucher au lieu de rentrer chez elle
(Ô quelle extase, car Mme Greta Shaw renie Discordia, faites-moi donc un amen)
11
Wanda Jackson : chanteuse de rock américaine, devenue célèbre dès la fin des années cinquante. Lee Dorsey : chanteur de rock’n’roll américain, auteur de nombreux tubes durant les années soixante.
12