— Eux que Sayre… S-S-Sayre a…
Nouvelle pause. Puis l’homme-oiseau dit :
— Oh sai, qu’est-ce que cette ravissante chose que vous avez là ?
— Tu sais très bien ce que c’est, répondit Callahan.
Jake se déplaçait, et Callahan était attentif à ce que le jeune garçon lui avait dit, dehors — Faites en sorte qu’à chaque fois que je tourne la tête sur ma droite, je voie votre profil —, aussi recula-t-il de la table pour le suivre, tout en tenant toujours la tortue à bout de bras. Il pouvait presque goûter le silence qui baignait la salle, pourtant…
Pourtant il y avait une autre salle. Des rires grossiers et des cris rauques de beuverie — une fête, à en juger par le bruit, et tout près. Sur la gauche. Derrière la tenture des chevaliers et de leurs dames en train de festoyer. Il se passe quelque chose, derrière, se dit Callahan, et sûrement pas un championnat international de poker.
À ses côtés, il entendait la respiration rauque et précipitée d’Ote, qui arborait toujours son sempiternel sourire, parfait petit moteur. Et autre chose, aussi. Un cognement discordant, avec en arrière-plan un cliquetis sourd et rapide. Le mélange des deux fit grincer les dents de Callahan et un frisson glacé lui parcourut la peau. Quelque chose se cachait sous ces tables.
Ote fut le premier à apercevoir les insectes et s’immobilisa comme un chien en arrêt, la patte avant levée et la truffe pointée droit devant lui. Pendant un moment, la seule partie mobile de son corps fut le triangle de velours noir et humide de son museau, se rétractant pour découvrir ses crocs aiguisés, puis se relâchant pour les dissimuler, et se rétractant de nouveau.
Les insectes s’approchèrent. Difficile de dire ce qu’ils étaient exactement, mais Maturin la Tortue, que le Père brandissait toujours sur sa paume, ne leur faisait à l’évidence aucun effet, à eux. Un type gras en smoking à revers écossais prit la parole d’une voix faible, s’adressant à l’homme-oiseau sur un ton interrogatif :
— Ils n’étaient pas censés venir jusqu’ici, Meiman, ni repartir. On nous a bien dit de…
Ote plongea en avant, grognant violemment entre ses dents serrées. C’était un son très inhabituel de sa part, qui évoqua à Callahan une bulle de bande dessinée suspendue au-dessus d’un petit personnage furieux : Arrrrrrr !
— Non ! s’écria Jake, alarmé. Non, Ote !
Soudain, les cris et les rires de l’autre côté de la tapisserie se turent, comme si les folken dissimulés s’étaient brusquement rendu compte qu’il se passait quelque chose dans la salle de devant.
Ote ignora la mise en garde de Jake. Il croqua trois insectes d’affilée, et le craquement de leur carapace résonna avec une clarté ignoble dans l’immobilité générale. Ote ne fit pas mine de les manger et se contenta de repousser les cadavres de côté, des cadavres de la taille d’une souris, en les envoyant voler d’un coup de tête sec et en desserrant brièvement les mâchoires.
Et les autres se précipitèrent de nouveau à couvert, sous les tables.
Il est fait pour ça, pensa Callahan. Peut-être qu’il y a bien bien long, tous les bafouilleux étaient programmés pour ce genre de choses. Comme on dresse certaines races de terriers à…
Un cri rauque provenant de derrière la tenture vint interrompre ces considérations.
— Des humes ! s’écria une voix.
— Des ka-humes ! répliqua une deuxième.
Callahan ressentit la pulsion étrange de se mettre à hurler Gesundheit !
Mais avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, la voix de Roland retentit soudain dans son esprit.
— Jake, va-t’en.
Perplexe, le garçon se tourna vers le Père Callahan. Le garçon avançait les bras croisés, prêt à lancer les Rizas sur le premier ignoble qui ferait mine de bouger. Ote était revenu se poster à ses pieds, mais il balançait la tête de droite à gauche, les yeux brillants à la perspective de voir surgir de nouvelles proies.
— On s’en va ensemble, répondit Jake. Ils sont azimutés, Père ! Et on est tout près ! C’est par ici qu’ils l’ont emmenée… dans cette pièce… puis ils ont traversé les cuisines…
Callahan ne prêta pas attention aux paroles du garçon. Brandissant toujours la tortue au-dessus de sa tête (comme il aurait brandi une lanterne dans une grotte profonde), il s’était tourné vers la tapisserie. Le silence qui était tombé était bien plus effrayant que les cris et les rires de gorge fébriles. Ce silence avait tout d’une arme pointée sur eux. Et le garçon s’était immobilisé.
— Pars tant que tu le peux encore, répéta Callahan en luttant pour garder son calme. Rattrape-la, si tu le peux. C’est ton dinh qui te l’ordonne. C’est aussi la volonté du Blanc.
— Mais vous ne pouvez pas…
— Vas-y, Jake !
En entendant ce cri, bien que sous le charme de la sköldpadda, les ignobles à l’intérieur du Cochon du Sud se mirent à murmurer avec une sorte de malaise, et ils avaient bien de quoi, car ce n’était pas la voix de Callahan qui s’était échappée de la bouche de Callahan.
— C’est une chance unique, et tu te dois de la saisir ! Retrouve-la ! En tant que dinh, je te l’ordonne !
Les yeux de Jake s’écarquillèrent lorsqu’il reconnut la voix de Roland dans la gorge du prêtre. Sa mâchoire s’affaissa. Il regarda autour de lui, médusé.
Dans la seconde qui précéda l’ouverture subite de la tapisserie, comme un tissu qui se déchire, Callahan perçut la sombre farce, ce détail invisible à l’œil insouciant : le pilon qui constituait l’entrée de ce banquet était de forme humaine. Ces chevaliers et leurs dames dégustaient de la chair humaine en trinquant avec du sang. Sur cette tenture se déroulait une scène de communion cannibale.
Et c’est alors que les ancêtres absorbés par leur propre souper déchirèrent cette tapisserie obscène et firent irruption dans la pièce, en poussant des hurlements et en découvrant leurs crocs qui saillaient et déformaient leurs bouches ouvertes à jamais. Leurs yeux tellement noirs paraissaient aveugles et la peau de leurs joues et de leur front — et même du dos de leurs mains — se hérissait de dents pareilles à des tumeurs. Comme les vampires de la salle à manger, ils étaient pourvus d’une aura — non pas bleue, mais d’un violet empoisonné, si foncé qu’il en était presque noir. Une sorte d’humeur suintait du coin de leurs yeux et de la commissure de leurs lèvres. Tous baragouinaient, certains riaient même — pourtant les sons ne semblaient pas émaner d’eux, on aurait dit qu’ils les arrachaient momentanément à l’air ambiant, comme un matériau qu’on aurait pu déchirer vivant.
Et Callahan les reconnut. Bien sûr, qu’il les reconnut. N’était-ce pas par des créatures de leur espèce qu’il avait été envoyé ici ? Et voilà qu’il se retrouvait en présence des vrais vampires, des Type Un, cachés tel un secret, et qu’on lâchait à présent sur les intrus.
La tortue qu’il brandissait ne les incommoda pas le moins du monde.
Callahan vit Jake qui les regardait les yeux écarquillés et brillants de terreur, le teint blême, ayant perdu toute volonté en présence de ces monstres de la nature.