Il y avait de la musique en stéréo tous les jours, il y avait les vieux tubes dans la cuisine
(sur WCBS, dites Bombe divine, un peu pour voir)
et à la télé James Cagney se pavane en chapeau melon en chantant Harrigan — H-A-deux R-I, Harrigan, c’est moi ! Et aussi la chanson qui dit qu’il est un neveu bien vivant de mon bon vieil Oncle Sam).
Et puis commence une nouvelle semaine, la semaine où ses parents sont partis, et un nouveau film, et la première fois qu’il le voit il est carrément mort de trouille, les gars. Ce film, il s’appelle Le Peuple des Abîmes[13], avec M. César Romero, et quand Jake le reverra (à l’âge avancé de dix ans), il se demandera comment il a pu avoir peur d’un film aussi crétin que celui-là. Parce que ça parle d’explorateurs qui se perdent dans la jungle, tu vois, et qu’il y a des dinosaures dans la jungle, et à quatre ans il ne se rendait pas compte que ces dinosaures c’étaient rien d’autre que des PUTAINS DE DESSINS ANIMÉS, exactement comme Titi et Sylvestre et Popeye le Marin, ho-ho-ho, donnez-moi une petite Olive. Le premier dinosaure qu’il voit est un tricératops qui surgit de la jungle d’un pas maladroit et la fille exploratrice
(une Fabuleuse Pépé, comme son père l’aurait sans doute appelée, c’est ce que son père dit toujours de celles que sa mère appelle Les Filles d’un Certain Genre)
elle hurle à gorge déployée, et Jake aussi hurlerait bien s’il le pouvait, mais sa poitrine est paralysée par la terreur, oh voici venir Discordia incarnée ! Dans les yeux du monstre il voit le néant qui signifie la fin de toute chose, parce que les supplications ne seront d’aucun effet sur un monstre pareil, il est trop stupide, tout ce que font les cris, c’est attirer l’attention du monstre, et c’est le cas, il se tourne vers la Daisy Mae, la Fabuleuse Pépée, et dans la cuisine (terrible cuisine) il entend les Tokens, qui sont sortis du top 50 mais pas de nos cœurs, ils chantent leur chanson sur la jungle, paisible jungle, et là, sous les yeux agrandis d’horreur de ce petit garçon, s’étend une jungle qui est tout sauf paisible, et ce n’est pas un lion mais une chose énorme qui ressemble à un rhinocéros mais en plus gros, et il a un genre de collerette en os autour du cou, et après vérification Jake apprendra qu’on appelle ces monstres-là des tricératops, mais pour l’instant il n’a pas de nom, ce qui est encore pire, sans nom c’est encore pire. « Wimebawoué » chantent les Tokens, « Wiiiime-ba-wouééééé », et bien sûr César Romero abat le monstre juste avant qu’il déchiquette la fille, la Fabuleuse Pépée, membre après membre, et sur le coup tout va bien, sauf que cette nuit-là le monstre revient, le tricératops revient, il est dans son placard à lui, parce que même à quatre ans il comprend que parfois son placard n’est pas vraiment son placard, que sa porte peut s’ouvrir sur des endroits différents où des choses encore pires l’attendent.
Il se met à hurler, la nuit il peut hurler, et Mme Greta Shaw entre dans sa chambre. Elle s’assied au bord de son lit, le visage fantomatique à cause d’un masque de beauté bleu-gris qu’elle s’est étalé sur la figure, et elle lui demande : qu’est-ce qui ne va pas, ’Bama, et il arrive vraiment à le lui dire. Il n’aurait jamais pu le dire à son père ou à sa mère, déjà pour commencer il aurait fallu que l’un d’eux soit là, et bien sûr ce n’est pas le cas, mais à Mme Shaw il peut le raconter, parce que, bien qu’elle ne soit pas très différente des autres domestiques — les baby-sitters nounous filles au pair puéricultrices —, elle est un petit peu différente, assez pour accrocher ses dessins sur le frigo avec les petits aimants, assez pour que ça change tout, assez pour maintenir debout la tour de la santé mentale d’un gamin bêta, dites alléluia, dites trouvée pas dérobée, dites amen.
Elle écoute tout ce qu’il a à dire, elle hoche la tête, elle lui fait répéter tri-CÉR-a-TOPS, jusqu’à ce qu’il le prononce correctement. Ça va mieux, en le prononçant correctement. Et alors elle dit, « autrefois ces choses existaient, mais elles sont mortes il y a cent millions d’années, ’Bama. Peut-être même plus. Maintenant ne me dérangez plus, parce que moi aussi j’ai besoin de dormir ».
Jake regarde Le Peuple des Abîmes dans Million Dollar Movie chaque jour de cette semaine-là. À chaque fois qu’il le regarde, ce film lui fait un peu moins peur. Une fois, Mme Greta Shaw entre et en regarde une partie avec lui. Elle lui apporte son goûter, un grand bol de muesli Hawaiian Fluff (et elle s’en est pris un aussi) et elle lui chante sa merveilleuse petite chanson : « Un p’tit en-cas, c’est bon pour sûr, il y en a pour toi et pour moi, c’est sûr, confiture et thé à la mûre. » Il n’y a pas de mûre dans l’Hawaiian Fluff, bien sûr, et ils ne boivent pas du thé mais un fond de jus de raisin Welch, mais Mme Greta Shaw dit que c’est l’intention qui compte. Elle lui a appris à dire À-vot’-santé-ma-bonn’-dame avant de boire, et à trinquer verre contre verre. Jake trouve que c’est trop cool, qu’il y a pas plus classe.
Bientôt les dinosaures débarquent. ’Bama et Mme Greta Shaw sont assis côte à côte, en train de manger leur bol de muesli, et ils en regardent un gros (Mme Greta Shaw dit que ceux-là on les appelle les Tyranno-Zoo-Russe) en train de boulotter le méchant explorateur. « Des dinosaures de dessin animé », renifle Mme Greta Shaw. « Ils auraient pu faire mieux, quand même. » Pour Jake, c’est la critique de film la plus brillante qu’il ait entendue de toute sa vie. Brillante et utile.
Ses parents finissent par rentrer. Top Hat[14] passe pendant une semaine dans Million Dollar Movie et les terreurs nocturnes du Petit Jakie ne sont jamais mentionnées. Il finit par oublier sa peur du tricératops et du Tyranno-Zoo-Russe.
À présent, allongé dans l’herbe haute et verte, scrutant la clairière brumeuse à travers les feuilles d’une fougère, Jake découvrit qu’il y avait des choses qu’on n’oubliait jamais.
Attention à l’esprison, avait dit Jochabim, et en baissant les yeux vers le lourd dinosaure — tricératops de dessin animé dans une jungle réelle, comme un crapaud imaginaire dans un jardin réel — Jake se rendit compte que c’était ça. C’était l’esprison, le piège mental. Ce tricératops n’était pas réel, en dépit de ses rugissements féroces, et même si Jake le sentait bien — la végétation fétide qui pourrissait dans les plis tendres de ses pattes, la merde séchée collée à son vaste derrière cuirassé, et cette interminable chique dégoulinant entre ses gigantesques mâchoires ornées de défenses — et s’il entendait son souffle court. Il ne pouvait pas être réel, c’était un dessin animé, bon sang !
Pourtant, il le savait assez réel pour pouvoir le tuer. S’il descendait là-bas, le tricératops de bande dessinée le déchiquetterait aussi facilement qu’il aurait déchiqueté la Fabuleuse Pépée, si César Romero n’était pas apparu juste à temps pour loger une balle dans LE Point Vulnérable, avec sa carabine de chasseur de gros gibier. Jake avait réussi à se débarrasser de la main qui avait essayé de lui tripoter les manettes du cerveau — il avait fait claquer toutes les portes tellement fort qu’il en avait tranché net les doigts de l’intrus — mais là, c’était autre chose. Il ne pouvait pas se contenter de fermer les yeux et de passer à côté ; c’était un vrai monstre qu’avait créé son esprit traître, un monstre vraiment capable de le mettre en pièces.
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