Il n’y avait aucun César Romero ici pour l’en empêcher. Pas de Roland non plus.
Il n’y avait que les ignobles, qui lui collaient au train et se rapprochaient à chaque seconde.
Et comme pour mettre l’accent sur cette réalité, Ote se retourna en arrière et lâcha un aboiement, clair et perçant.
Le tricératops l’entendit et rugit en réponse. Jake s’attendait à ce qu’Ote se blottisse contre lui en entendant cet écho effroyable, mais Ote garda le regard fixé au-dessus de l’épaule de Jake. C’était des ignobles qu’Ote s’inquiétait, pas du tricératops en dessous d’eux ou du Tyranno-Zoo-Russe qui viendrait derrière, ou…
Parce que Ote ne le voit pas, se dit-il.
Il joua un peu avec cette idée et ne réussit pas à en venir à bout. Ote ne l’avait pas senti ou entendu non plus. La conclusion était incontournable : pour Ote, le terrible tricératops et la jungle en dessous n’existaient tout simplement pas.
Ce qui ne change rien au fait que pour moi, si. Ce piège m’a été tendu à moi, ou à quiconque doté d’une imagination, susceptible de passer dans le coin. Encore un gadget des Grands Anciens, sans aucun doute. Dommage qu’il ne soit pas cassé, comme la plupart de leurs autres trucs, pas de pot. Je vois ce que je vois et je ne peux rien y fai…
Non, une seconde.
Attendez une seconde.
Jake ne mesurait absolument pas la qualité de sa connexion mentale avec Ote, mais il se dit qu’il n’allait pas tarder à le découvrir.
— Ote !
Les cris des ignobles étaient devenus monstrueusement proches. Bientôt ils verraient le garçon et le bafouilleux, en arrêt, et ils chargeraient. Ote les sentait approcher, pourtant le regard qu’il posa sur Jake était plutôt calme. Sur son Jake bien-aimé, pour qui il mourrait sur-le-champ, s’il le fallait.
— Ote, tu peux changer de place avec moi ?
Il se trouva que la réponse était oui.
Ote se leva en titubant, Ake dans les bras, vacillant d’avant en arrière, horrifié de constater combien la marge d’équilibre du garçon était restreinte. L’idée de marcher ainsi, même sur une courte distance, sur seulement deux pattes, était terriblement décourageante, pourtant il le faudrait bien, et immédiatement, avec ça. C’était Ake qui le disait.
Pour sa part, Jake sut qu’il devrait fermer ses yeux d’emprunt. Il se trouvait dans la tête d’Ote, pourtant il voyait toujours le tricératops ; à présent il voyait même un ptérodactyle parcourant l’air chaud au-dessus de la clairière, ses ailes de cuir déployées pour attraper les courants thermiques qui soufflaient des ventilateurs.
Ote ! Il va falloir que tu fasses ça tout seul. Et si on veut rester devant eux, c’est maintenant ou jamais.
— Ake ! répliqua Ote et il tenta un pas en avant.
Le corps du garçon se balança de droite à gauche, mettant à l’épreuve les limites de son propre équilibre. Le stupide corps-à-deux-pattes-seulement d’Ake bascula sur le côté. Ote essaya de rectifier le tir mais ne fit qu’aggraver les choses, s’écroulant sur la droite et envoyant la tête poilue d’Ake cogner par terre.
Ote tenta d’exprimer sa frustration par un aboiement. Ce qui sortit de la bouche d’Ake ne fut qu’un stupide son qui tenait presque du mot :
— Aboie ! Bois ! Merde-aboie !
— Je l’entends ! s’écria quelqu’un. Courez ! Allez, magnez-vous le train, pour une fois, bande de cons de bons à rien ! Avant que ce petit salopard atteigne la porte !
Ake n’avait pas l’ouïe très fine, mais les murs carrelés amplifiaient les sons, et c’était une bonne chose. Ote entendait distinctement l’écho de leur course.
— Il faut que tu te relèves et que tu coures ! essaya de hurler Jake, mais ce qui sortit tenait plus d’une phrase en forme d’aboiement confus : Ake-Ake, lève ! Cours !
Dans d’autres circonstances tout ça lui aurait sans doute paru très drôle, mais pas là.
Ote réussit à se relever en plaquant le dos d’Ake contre le mur et en poussant sur les jambes d’Ake. Il avait enfin trouvé les commandes du véhicule ; elles se trouvaient dans ce lieu qu’Ake appelait le Dogan et elles étaient plutôt faciles à utiliser. À sa gauche, néanmoins, un couloir voûté conduisait dans une pièce immense, remplie de machines qui miroitaient. Ote savait que, s’il se rendait dans cette pièce — l’antichambre dans laquelle Ake conservait toutes ses merveilleuses pensées et toute sa réserve de mots —, il s’y perdrait pour toujours.
Heureusement, il n’eut pas à le faire. Tout ce dont il avait besoin se trouvait dans le Dogan. Pied gauche… en avant (et une pause). Pied droit… en avant (et une pause). Bien tenir cette chose qui ressemble à un bafou-bafouilleux mais qui est en réalité ton ami et se servir de l’autre bras pour maintenir l’équilibre. Résister à la pulsion de tomber à quatre pattes et de ramper. Ses poursuivants le rattraperont, s’il fait ça. Il ne sent plus leur odeur (forcément, avec cette minuscule petite boule ridicule qu’Ake appelle une truffe), mais il en est absolument certain.
De son côté, Jake les sentait distinctement, il y en a au moins une douzaine, peut-être même plutôt seize. Leurs corps étaient de parfaits moteurs de puanteur, et ils propulsaient leur arôme devant eux comme un nuage répugnant. Il sentait les asperges que l’un d’eux avait mangées au dîner ; il sentait aussi le parfum déviant du cancer qu’un autre développait, probablement au cerveau ou à la gorge.
Puis il entendit de nouveau rugir le tricératops. La chose-oiseau croisant dans les airs au-dessus d’eux lui répondit.
Jake ferma les yeux — enfin, les yeux d’Ote. Dans le noir, les déhanchements du bafouilleux contre lui étaient bien pires. Jake se prit à craindre, s’il devait supporter ça encore longtemps, de vomir bientôt tripes et boyaux. Appelez-moi donc ’Bama-le-Marin-qu’a-l’mal-de-mer.
Vas-y, Ote, envoya-t-il en pensée. Aussi vite que tu peux. Ne retombe pas, mais… aussi vite que tu peux !
Si Eddie avait été présent, il se serait sans doute remémoré Mme Mislaburski, de l’immeuble en haut de la rue : Mme Mislaburski en février, après une tempête de neige, quand le trottoir était gelé et qu’ils ne l’avaient pas encore salé. Mais, verglas ou pas verglas, rien n’aurait pu l’empêcher d’aller chercher son petit morceau quotidien de viande ou de poisson au Marché de Castle Avenue (ou d’aller à la messe le dimanche, car Mme Mislaburski était de loin la catholique la plus fervente de tout Co-op City). Alors la voilà qui arrivait, ses grosses jambes tendues, dans leur collant de contention rose bonbon, d’un bras serrant son sac à main contre sa gigantesque poitrine, de l’autre tentant de maintenir son équilibre, la tête baissée, cherchant des yeux les petits tas de cendres indiquant que des gardiens d’immeubles étaient déjà passés par là (Jésus Marie Mère de Dieu, bénis soient ces saints hommes-là), mais aussi les plaques vicieuses qui la prendraient en traître, oups-là, faisant voler ses gros genoux roses, et elle se retrouverait sur le derrière, ou même sur le dos, on pouvait se briser la colonne vertébrale, comme ça, on pouvait se retrouver paralysé comme la fille de cette pauvre Mme Bernstein, dans l’accident de voiture à Mamaroneck, ça arrivait, ce genre de choses. Aussi ignorait-elle les sifflets des enfants (parmi lesquels on trouvait souvent Henry Dean et son petit frère Eddie) et poursuivait son chemin, la tête baissée et le bras tendu, son solide petit sac à main noir de vieille dame serré contre son ventre, bien décidée, si elle devait voler les quatre fers en l’air, à protéger le contenu de son sac à tout prix : elle s’aplatirait dessus comme un joueur de rugby sur le ballon après un essai.