C’est ainsi que marchait Ote de l’Entre-Deux-Mondes, dans le corps de Jake, le long du couloir qui (en tout cas pour lui) ressemblait plus ou moins à n’importe quel autre couloir. La seule différence à ses yeux, c’étaient les trois trous de chaque côté, avec de gros yeux en verre qui regardaient vers l’extérieur, des yeux qui produisaient un bourdonnement bas et constant.
Dans ses bras, il tenait ce qui ressemblait à un bafouilleux qui fermait les yeux de toutes ses forces. S’il les avait ouverts, Jake aurait sans doute compris qu’il s’agissait d’appareils de projection. Ou bien il n’aurait rien vu du tout.
Avançant à faible allure (Ote savait qu’ils gagnaient du terrain, mais il savait aussi qu’il valait mieux marcher lentement que tomber par terre), les jambes bien écartées et traînant les pieds, tenant fermement Ake contre lui comme Mme Mislaburski son sac les jours de verglas, ainsi passa-t-il devant les yeux de verre. Le bourdonnement s’affaiblit. Était-il assez loin ? Il l’espérait. Marcher comme un humain était tout bonnement impossible, trop éprouvant pour les nerfs. De même que se trouver si près de toute la mécanique de pensée d’Ake. Il eut la pulsion de se retourner pour y jeter un œil — tous ces magnifiques panneaux réfléchissant la lumière ! — mais n’en fit rien. S’il regardait, il se retrouverait peut-être bien sous hypnose. Ou pire.
Il s’immobilisa.
— Jake ! Regarde ! Là !
Jake tenta de répondre okay et c’est un aboiement qui sortit. Rigolo, pas vrai ? Il ouvrit les yeux avec précaution et vit des murs carrelés des deux côtés. Il y avait de l’herbe et de minuscules pousses de fougères, entre les carreaux, pourtant c’était bien de la céramique. C’était bien un couloir. Il regarda derrière lui et vit la clairière. Le tricératops les avait oubliés. Il se livrait à un combat à mort avec le Tyranno-Zoo-Russe, scène qu’il se rappela clairement avoir vue dans Le Peuple des Abîmes. La Fabuleuse Pépée avait observé la bataille, bien à l’abri dans les bras de César Romero, et au moment crucial où le Tyranno-Zoo-Russe de bande dessinée avait refermé sa mâchoire fatale sur la tête du tricératops, la fille avait enfoui le visage contre la poitrine virile de l’explorateur.
— Ote ! aboya Jake, mais aboyer ne suffisait pas, alors il passa en mode « pensée ».
On rechange de place !
Ote fut trop heureux de s’exécuter — jamais il n’avait autant souhaité quelque chose — mais avant qu’ils aient pu procéder à l’échange, leurs poursuivants les aperçurent.
— Là ! s’exclama celui à l’accent de Boston — celui qui avait déclaré que le paternel avait fini en plat de résistance. Là ! Les vôala ! Attrapez-les ! Abattez-les !
Et, alors que Jake et Ote croisaient leurs esprits et réincorporaient leurs enveloppes respectives, les premières balles se mirent à cliqueter autour d’eux comme si quelqu’un claquait des doigts.
Le meneur de la bande lancée à leurs trousses était un certain Flaherty. Des dix-sept créatures, il était le seul hume. Tous les autres, sauf un, était des ignobles et des vampires. Le dernier était un tahine avec la tête d’une hermine intelligente et une paire de jambes gigantesques et poilues jaillissant d’un bermuda. Au bout des jambes en question apparaissaient des pieds étroits terminés par une corne acérée. Un seul coup de pied de Lamla aurait découpé en deux un homme de bonne taille. Flaherty — élevé à Boston, depuis vingt ans au service du Roi dans une tripotée de versions de New York de la fin du XXe siècle — avait réuni sa bande aussi vite que possible, dans un véritable calvaire de peur et de fureur. Plus rien ne rentre au Cochon, voilà ce que Sayre avait dit à Meiman. Et ce qui réussirait quand même à entrer ne devait sous aucun prétexte en ressortir. Et ça valait encore plus pour le Pistolero et chacun des membres de son ka-tet. Ces petits plaisantins avaient depuis longtemps dépassé les bornes, pas besoin d’être dans les hautes sphères pour le comprendre. Mais à présent Meiman, que ses rares amis appelaient le Canari, était mort et le gosse avait trouvé le moyen de leur échapper. Un gamin, nom de Dieu ! Un putain de gamin ! Mais comment étaient-ils censés deviner que tous les deux, ils possédaient un totem aussi puissant que cette tortue ? Si ce satané truc n’avait pas rebondi sous une des tables, peut-être bien qu’il les tiendrait encore en respect, tous.
Flaherty savait que c’était la vérité, mais ce qu’il savait aussi, c’est que jamais Sayre n’accepterait une excuse pareille. Et même, il ne donnerait pas à Flaherty l’ombre d’une chance de s’en servir. Non, il serait mort bien avant ça, et tous les autres aussi. Étalés par terre, avec les insectes docteurs se repaissant de leur sang.
Il était facile de dire que le gamin serait bloqué à la porte, qu’il ne connaîtrait pas — qu’il ne pourrait pas connaître — les mots de passe qui l’ouvraient, mais Flaherty ne pouvait plus se fier à des idées pareilles, malgré l’envie qu’il en avait. Ils avançaient sans filet, et Flaherty se sentit submerger par une grande vague de soulagement en apercevant le gamin et son petit copain à fourrure à l’arrêt un peu plus loin. Plusieurs des ignobles firent feu, mais les manquèrent. Flaherty n’en fut pas surpris. Entre eux et le gamin s’étirait une étendue de verdure, une putain de jungle en dessous de la ville, voilà à quoi ça ressemblait, et il y avait même de la brume en train de se lever, qui ne leur facilitait pas la tâche, pour viser. Et ces dinosaures de bande dessinée complètement ridicules ! L’un d’eux leva vers eux sa tête dégoulinante de sang et se mit à rugir, serrant contre sa cage thoracique en écailles ses pattes minuscules.
On dirait un dragon, se dit Flaherty, et sous ses yeux, le dinosaure de dessin animé devint un dragon. Il grogna et lança une gerbe de feu qui enflamma plusieurs pieds de lierre et tout un pan de mousse. Pendant ce temps, le gamin s’était remis en route.
Lamla, le tahine à tête d’hermine, se fraya un chemin en tête et brandit un poing recouvert de fourrure à hauteur de son front. Flaherty retourna le salut avec impatience.
— Qu’est-ce que c’est que ça, en bas, Lam ? Tu le sais ?
Flaherty lui-même n’était jamais descendu en dessous du Cochon du Sud. Quand il se déplaçait pour affaires, c’était toujours entre les différents New York, ce qui veut dire qu’il utilisait ou bien la porte sur la 47e Rue, entre la 1re et la 2e Avenue, ou bien celle qui donnait dans un hangar désaffecté sur Bleecker Street (sauf que dans certains mondes, le hangar devenait un immeuble jamais achevé de construire), ou encore le sens interdit de la 94e (cette dernière était la plupart du temps détraquée, et bien sûr personne ne savait la réparer). Il existait d’autres portes dans la ville — New York regorgeait de portails vers d’autres où et d’autres quand — mais celles-là étaient les seules encore en état de marche.