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Philip K. Dick

La transmigration de Timothy Archer

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Barefoot tient ses séminaires sur sa péniche à Sausalito. Cela coûte cent dollars pour comprendre les raisons de notre présence sur cette terre. On vous offre aussi un sandwich, mais je n’avais pas faim ce jour-là. John Lennon venait de se faire tuer, et je crois savoir pourquoi nous sommes sur cette terre ; c’est pour découvrir que ce que vous aimez le plus vous sera enlevé, sans doute à cause d’une erreur en haut lieu plutôt qu’à titre délibéré.

Après avoir garé ma Honda Civic sur le parking, je suis restée un moment à écouter la radio. Toutes les chansons jamais écrites par les Beatles étaient déjà diffusées sur chaque longueur d’onde. Merde, ai-je pensé, j’aimerais bien me retrouver dans les années 60, à l’époque où j’étais la femme de Jeff Archer.

J’ai questionné deux hippies qui passaient : « Où est la porte cinq ? »

Ils n’ont pas répondu. Je me suis demandé s’ils étaient au courant pour John Lennon. Et je me suis aussi demandé ce que j’avais à foutre du mysticisme arabe, du soufisme et de tous ces machins dont parle Edgar Barefoot dans son émission de radio hebdomadaire sur la station K.P.F.A. à Berkeley. Les soufis sont des gens heureux. Ils enseignent que l’essence de Dieu n’est pas la puissance, ni la sagesse, ni l’amour mais la beauté. C’est une idée complètement nouvelle dans le monde, une idée inconnue des juifs et des chrétiens. Moi je ne suis ni juive ni chrétienne. Je travaille toujours à Musik Shop sur Telegraph Avenue à Berkeley et j’essaie de payer les traites de la maison que Jeff et moi avions achetée à notre mariage. J’ai eu la maison et Jeff n’a rien eu. Telle est l’histoire de sa vie.

Et pourquoi le moindre individu en possession de ses facultés mentales s’intéresserait-il au mysticisme arabe ? Je me posais la question en verrouillant les portes de ma Honda et en prenant la direction de la rangée de péniches. Surtout un jour où il fait beau. Mais tant pis : j’avais déjà passé Richardson Bridge et traversé les décors criards de Richmond, le long des raffineries. La baie était superbe. Les flics vous chronomètrent sur Richardson Bridge : ils marquent à quelle heure vous payez le péage et à quelle heure vous quittez le pont du côté de Marin. Si vous arrivez trop tôt à Marin County, ça vous coûte le paquet.

Je n’ai jamais aimé les Beatles. Jeff avait rapporté Rubber Soul à la maison et je lui avais dit que c’était insipide. Notre mariage a commencé à se disloquer à partir du moment où j’ai entendu Michelle un million de fois, jour après jour. Ça doit remonter approximativement à 1966, je suppose. Il y a des tas de gens ici dans la région de la baie de San Francisco qui datent les événements de leur vie d’après les disques des Beatles. Le premier album en solo de Paul McCartney est sorti l’année avant qu’on se sépare, Jeff et moi. Aujourd’hui encore, si j’entends Teddy Boy, je me mets à pleurer. C’était l’année où je vivais seule à la maison. Ne faites pas ça. Ne vivez pas seuls. Les derniers temps, Jeff avait ses activités pacifistes pour lui tenir compagnie. Moi j’étais rentrée dans ma coquille et j’écoutais sur K.P.F.A. de la musique baroque qu’il aurait mieux valu laisser dans l’oubli. C’est comme ça que j’ai entendu pour la première fois Edgar Barefoot, qui m’a fait au début l’effet d’un taré, avec sa petite voix et ce ton donnant l’impression qu’il savourait intensément son activité cérébrale, en se réjouissant comme un enfant de deux ans. Il est manifeste que j’étais la seule personne de la région de la baie à avoir ce sentiment. Je devais changer d’avis plus tard ; K.P.F.A. avait entrepris de diffuser en fin de soirée les conférences enregistrées de Barefoot, et je les écoutais tout en essayant de trouver le sommeil. Quand on est à moitié endormi, toutes ces psalmodies monotones acquièrent un sens. Diverses personnes m’ont expliqué il y a un bout de temps que des messages subliminaux avaient été insérés dans tous les programmes émis dans la région de la baie aux alentours de 1973, sans doute par les Martiens. Le message que j’avais reçu en écoutant Barefoot semblait être : Tu es réellement quelqu’un de bien et tu ne dois laisser à personne d’autre que toi le soin de décider de ta vie. En tout cas j’arrivais à dormir de plus en plus facilement à mesure que le temps passait ; j’oubliais Jeff et la lumière qui s’était éteinte à sa mort, sauf quand de temps à autre un incident me remettait tout en mémoire.

Alors maintenant, me disais-je en montant sur la passerelle menant à la péniche d’Edgar Barefoot, je vais dater mon entrée à ce séminaire en prenant le meurtre de John Lennon comme point de repère ; les deux événements pour moi ne feront qu’un. Quelle façon d’entamer l’apprentissage de la compréhension, ai-je pensé. Retourne chez toi et fume un bon coup. Oublie la voix qui parle de la connaissance ; c’est le temps des armes à feu ; tu ne peux rien faire, que tu aies la connaissance ou pas ; tu es une disquaire diplômée en arts libéraux à l’université de Californie. « Les meilleurs manquent de toute conviction »… quelque chose comme ça. « Quelle bête difforme s’avance à croupetons vers Bethléem pour y naître ? » Une créature à la posture disgracieuse, cauchemar du monde. Nous avions passé un examen sur Yeats. J’avais obtenu une mention. J’étais une bonne étudiante. Autrefois j’étais capable de rester assise par terre toute la journée à manger du fromage et à boire du lait de chèvre, en arrivant à suivre le plus long des romans… J’avais lu tous les longs romans. Je suis sortie de l’université avec mes diplômes. J’habite Berkeley.

J’ai lu Le Souvenir des choses passées et je ne m’en rappelle rien : j’ai pris la même porte pour entrer et pour sortir, comme dit le proverbe. Ça ne m’a rien apporté, toutes ces années passées à la bibliothèque à attendre que mon numéro s’allume, pour signaler que mon livre était disponible au guichet. C’est probablement le cas pour beaucoup de gens.

Mais ça demeure dans mon esprit comme de bonnes années, où nous avions plus d’astuce qu’il n’est généralement admis ; nous savions exactement ce que nous avions à faire : il fallait que le régime Nixon disparût ; nous avons agi délibérément, et aucun de nous ne le regrette. Jeff Archer est mort maintenant ; John Lennon est mort depuis aujourd’hui. D’autres morts jonchent la route, comme si un camion énorme leur était passé dessus. Peut-être que les soufis avec leur conviction de la beauté innée de Dieu peuvent me rendre heureuse ; peut-être est-ce pourquoi je marche sur cette passerelle vers cette somptueuse péniche : un plan s’accomplit, dans lequel toutes les tristes morts s’additionnent pour aboutir à un autre résultat que le néant, en se trouvant en quelque sorte converties en joie.

Un gosse affreusement maigre qui ressemblait à notre ami Joe le Junkie m’a arrêtée en disant : « Ticket ?

— Vous voulez dire ça ? » J’ai sorti de mon sac la carte imprimée que Barefoot m’avait expédiée par la poste après réception de mes cent dollars. En Californie on achète la connaissance comme on achète des petits pois au supermarché, à la taille et au poids. J’aimerais deux kilos de connaissance, me suis-je dit. Non, plutôt cinq kilos. Je suis vraiment à court.

« Allez à l’arrière du bateau, a dit le gamin.

— Bonne journée », ai-je répondu.

Quand on aperçoit pour la première fois Edgar Barefoot on se dit : Ce type-là travaille comme mécano dans un garage. Il est petit et gros, et à en juger par son poids on croirait qu’il ne se nourrit que de hamburgers. Il est chauve. Pour cette région du monde à cette époque de la civilisation humaine, il s’habille de façon impossible ; il porte une longue veste de laine, un pantalon marron des plus ordinaires et une chemise de coton bleue… mais ses souliers ont l’air d’avoir coûté cher. Je ne sais pas si on pourrait qualifier de cravate ce qu’il a autour du cou. Peut-être qu’on a essayé de le pendre et qu’il s’est révélé trop lourd : il a cassé la corde et a continué à vaquer à ses activités. La connaissance et la survie sont entremêlées, me disais-je en prenant un siège – c’étaient des chaises pliantes bon marché, et quelques personnes y étaient déjà assises, jeunes pour la plupart. Mon mari est mort et son père aussi ; la maîtresse de son père a avalé un bocal de barbituriques et elle est dans la tombe, en proie au sommeil perpétuel, qui est ce qu’elle avait cherché. C’est comme dans un jeu d’échecs : l’évêque[1] est mort, et avec lui la Norvégienne blonde qu’il entretenait, à en croire ce que racontait Jeff, en puisant sur les fonds discrétionnaires mis à sa disposition pour l’exercice de sa fonction ; un jeu d’échecs et une escroquerie. Il y a des choses étranges par les temps qui courent, mais celles-là étaient plus qu’étranges.

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En anglais la pièce d’échecs que nous qualifions de fou s’appelle l’évêque (bishop).