Jeff se mit à rire et dit : « Tu sais qui tu me rappelles ? La sorcière dans Didon et Énée de Purcell.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Oui, comme les mornes corbeaux errants, S’en vient cogner aux vitres des mourants. Je suis désolé, mais…
— Espèce de connard d’intellectuel de Berkeley, lançai-je Dans quel monde de trou du cul vis-tu ? Pas le même que le mien, j’espère. Citer des vers anciens, c’est ça qui nous a achevés. On inscrira ça sur les tablettes le jour où on déterrera nos os. Tu me fais penser à ton père citant la Bible au restaurant. Je serai heureuse quand la civilisation s’écroulera. Les gens bredouillent des bribes de livres. Mets-moi Sticky fingers… mets Sister morphine. Pour le moment je ne suis pas très en état de faire fonctionner la chaîne. Fais-le pour moi. Merci pour le joint.
— Quand tu te seras calmée…
— Demain quand tu te réveilleras tout ira bien », dis-je.
Jeff se pencha pour chercher le disque que je voulais entendre. Il garda le silence, signe qu’il était finalement fâché. Nous sommes détruits par nos intellects géants, pensai-je. Nous raisonnons et réfléchissons sans lever le petit doigt pour agir. Nous nous chamaillons pour des foutaises. La sorcière dans Didon, oui, tu as raison. Ta main, Belinda, les ténèbres me voilent la lumière ; sur ton sein laisse-moi reposer : je voudrais m’y attarder, mais la Mort m’envahit… Et que dit-elle d’autre ? La Mort est maintenant une invitée bienvenue. Putain, songeai-je. C’est approprié. Il a raison. Absolument raison.
Après avoir ajusté des réglages, Jeff mit le disque des Stones.
La musique me calma. Un tout petit peu. Mais je continuais de pleurer au-dedans de moi, de pleurer à l’idée de Tim. Et tout ça parce qu’ils sont stupides. Ça ne va pas plus loin. Et c’est ça le pire, que ce soit aussi simple. Qu’il n’y ait rien de plus.
Quelques jours plus tard, après avoir pesé ma décision, je téléphonai à la cathédrale pour obtenir un rendez-vous avec Tim. Il me reçut dans son bureau, une belle pièce spacieuse, située dans un édifice annexe. Après m’avoir accueillie en me prenant dans ses bras et en m’embrassant, il me montra deux antiques vases de terre cuite qui, expliqua-t-il, avaient servi de lampes à huile au Proche-Orient il y avait quatre mille ans. En le voyant les manipuler avec précaution, la pensée me vint que ces lampes devaient appartenir, non à lui, mais au diocèse. Je m’interrogeai sur leur valeur. Il était stupéfiant qu’elles aient ainsi traversé les siècles.
« C’est gentil à vous de m’accorder un peu de votre temps, dis-je. Je sais combien vous êtes occupé. »
L’expression de Tim m’indiquait qu’il connaissait la raison de ma venue. Il hocha la tête d’un air absent, comme s’il faisait aussi peu attention à moi qu’il lui était possible. Je l’avais vu plusieurs fois se débrancher ainsi : une partie de son cerveau écoutait, mais la plus grande partie s’était déjà fermée hermétiquement.
Quand j’eus fini de débiter mon petit discours tout prêt, Tim déclara gravement : « Saint Paul, vous le savez, avait été un pharisien. Pour des gens comme les pharisiens, tout reposait sur la stricte observance, dans les moindres détails, de la Torah – la Loi écrite. Cela concernait particulièrement la pureté rituelle. Mais plus tard – après sa conversion – il vit le salut non dans la Loi mais dans la zadiqah, qui est l’état de droiture apporté par Jésus-Christ. Venez vous asseoir ici avec moi. » Il me fit signe d’approcher, tout en ouvrant une énorme Bible reliée de cuir. « Connaissez-vous les Épîtres aux Romains ?
— Non », répondis-je. Mais je m’assis près de lui. Je voyais venir le sermon. Je m’y étais préparée.
« Dans sa cinquième Épître aux Romains, saint Paul expose sa prémisse de base, à savoir que nous sommes sauvés par la grâce et non par nos actes. » Il se mit à lire à haute voix un extrait de la Bible qu’il avait ouverte et posée sur ses genoux. « Car c’est par la foi et à travers Jésus que nous sommes entrés dans cet état de grâce où nous pouvons nous vanter d’attendre la gloire de Dieu. Voyons… » Il fit courir ses doigts vers le bas de la page, en remuant les lèvres. « S’il est certain qu’à cause de la chute d’un homme il en est tant qui sont morts, il est encore plus certain que la grâce divine, provenant d’un seul homme, Jésus-Christ, a été donnée à un aussi grand nombre en cadeau généreux et abondant. » Il regarda plus loin, tournant des pages. « Ah ! voilà. Mais maintenant nous sommes délivrés de la Loi, libérés par la mort de notre emprisonnement, libres de servir selon la nouvelle voie spirituelle et non selon la vieille voie de la loi écrite. » Il leva les yeux vers moi, m’adressa un regard perçant et pénétrant, celui de Timothy Archer l’avocat. À nouveau il chercha plus loin. « La raison, en conséquence, pour laquelle ceux qui sont dans le Christ Jésus ne sont pas condamnés, est que la loi de l’esprit de la vie dans le Christ Jésus vous a libérés de la loi du péché et de la mort. » Nouveau regard vers moi. « Nous sommes ici au cœur de la perception de saint Paul. Par le mot “péché”, il se réfère en réalité à l’hostilité envers Dieu. Littéralement, cela veut dire “rater la cible”, comme si, par exemple, on lançait une flèche et qu’elle ne touche pas au but. Ce qu’il faut à l’humanité, ce dont elle a besoin, c’est la droiture. Seul Dieu la possède et seul Dieu peut en faire bénéficier les hommes… les hommes et les femmes ; ce que je veux dire, c’est que…
— Je comprends, fis-je.
— La perception de saint Paul, c’est que la foi, pistis, a le pouvoir, le pouvoir absolu, de tuer le péché. De là découle la liberté par rapport à la Loi ; on n’est plus obligé de croire qu’en suivant un certain code moral aux prescriptions formelles on sera sauvé. C’est contre cette position, selon laquelle on n’acquiert son salut qu’en se conformant à un système très complexe de règles morales, que saint Paul s’est rebellé ; c’était la position des pharisiens et il s’en est détourné. C’est tout l’objet du christianisme : la droiture par l’intermédiaire de la grâce, et la grâce venant par l’intermédiaire de la foi. Je vais vous faire lire…
— Oui, objectai-je, mais la Bible ne dit pas qu’on est censé commettre l’adultère. »
Tim rétorqua instantanément : « L’adultère est l’infidélité sexuelle de la part d’une personne mariée. Je ne suis plus marié ; Kirsten non plus.
— Oh ! fis-je en hochant la tête.
— Il s’agit du septième commandement, qui se rapporte à l’inviolabilité du mariage. » Tim posa sa Bible et traversa la pièce en direction des vastes étagères, d’où il retira un volume au dos bleu. Faisant demi-tour, il l’ouvrit et en feuilleta les pages. « Je vais vous citer ce que disait feu le Dr Hertz, le grand rabbin de l’Empire britannique. En relation avec le Septième commandement. Exode, vingt-trois.Adultère : “Est péché exécrable et détesté de Dieu.” Ce commandement contre l’infidélité met en garde mari et femme contre la profanation des liens sacrés du mariage. » Il poursuivit un moment sa lecture en silence, avant de refermer le livre. « Je suppose que vous avez assez de bon sens, Angel, pour comprendre que Kirsten et moi sommes…
— Mais c’est risqué, répliquai-je.
— Rouler en voiture sur le Golden Gate Bridge est risqué. Savez-vous que la compagnie des Yellow Cabs n’autorise pas ses taxis à emprunter la voie rapide sur le Golden Gate Bridge ? Celle qu’on appelle la voie-suicide. Si un chauffeur est surpris à conduire sur cette voie, il est licencié. Mais il y a des gens qui prennent constamment la voie rapide sur le Golden Gate Bridge. C’est peut-être une médiocre analogie !