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— Non, fis-je, elle est bonne.

— Est-ce qu’il vous arrive de rouler sur la voie rapide du Golden Gate Bridge ? »

Après une pause j’avouai : « Quelquefois.

— Et si je vous chapitrais à ce sujet en vous disant que cela n’est pas raisonnable ? Vous penseriez que je vous traite comme une enfant, pas comme une adulte ? Vous suivez le sens de mes paroles ? Quand une personne adulte fait une chose que vous désapprouvez, vous en discutez avec elle. Je veux bien discuter de mes relations avec Kirsten avec vous parce que, d’une part, vous êtes ma belle-fille, mais aussi, ce qui est beaucoup plus important, parce que vous êtes quelqu’un que je connais, à qui je suis attaché et que j’aime. Je crois que c’est ici le terme saillant ; c’est la clé de la pensée de saint Paul. Agapê en grec. En latin cela donne caritas, d’où nous vient le mot “charité”, dont le sens premier est “amour”. Quand on aime quelqu’un, on dit qu’il vous est cher. C’est ce que vous faites avec moi et votre amie Kirsten. Nous vous sommes chers.

— C’est vrai, fis-je. C’est pourquoi je suis ici.

— Alors, pour vous, aimer est important.

— Oui, dis-je. Évidemment.

— Vous pouvez appeler cela agapê ou caritas ou amour, mais quel que soit le nom que vous lui donniez… Je vais encore vous lire saint Paul. » Il rouvrit sa grosse Bible et en tourna rapidement les pages, sachant exactement où il allait. « Première Épître aux Corinthiens, chapitre XIII. Si j’ai le don de prophétie, la compréhension…

— Oui, je sais, vous avez déjà cité ça au Bad Luck, interrompis-je.

— Et je vais le citer à nouveau, fit-il d’une voix brusque. Si je distribue tous mes biens, pièce à pièce, et si même je les laisse prendre mon corps pour le brûler, mais que je sois sans amour, cela ne m’apportera aucun bénéfice. Et maintenant écoutez ceci. L’amour n’a pas de fin. Mais si ce sont les dons de prophétie, le temps viendra où ils devront s’affaiblir ; ou le don des langues, il ne continuera pas à jamais ; et la connaissance – pour elle aussi le temps viendra où elle devra s’affaiblir. Car notre connaissance est imparfaite et nos prophéties sont imparfaites, mais une fois venue la perfection, toutes les choses imparfaites disparaîtront. Quand j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant, mais maintenant que je suis un homme, toutes les habitudes de l’enfance sont derrière moi. »

Le téléphone posé sur son bureau se mit alors à sonner.

L’air contrarié, l’évêque Archer posa sa Bible, la laissant ouverte. « Excusez-moi. » Il alla répondre.

En attendant qu’il ait fini sa conversation téléphonique, je regardai le passage qu’il avait lu, en allant au-delà de l’endroit où il s’était arrêté.

Quand sa conversation fut terminée, l’évêque revint auprès de moi. « Il va falloir que je vous quitte. Il y a un évêque africain qui attend de me rencontrer ; on vient de le conduire ici depuis l’aéroport.

— Il est dit », fis-je en soulignant du doigt le passage en question dans sa grosse Bible, « que tout ce que nous voyons est un reflet vague.

— Il est dit également : En bref il y a trois choses qui durent : la foi, l’espérance et l’amour ; et la plus grande des trois est l’amour. Je dois vous faire remarquer que cela résume le kerêgma de Notre-Seigneur.

— Et si Kirsten en parle à des gens ?

— Je pense qu’on peut compter sur sa discrétion. » Il avait déjà atteint la porte de son bureau ; machinalement, je me levai pour le suivre.

« Elle m’en a bien parlé à moi.

— Vous êtes la femme de mon fils.

— Oui, mais…

— Je suis désolé, mais il faut vraiment que je me sauve. » L’évêque Archer ferma à clé la porte de son bureau derrière nous. « Dieu vous bénisse. » Il m’embrassa sur le front. « Il faudra que vous veniez nous voir quand nous serons installés, Kirsten a trouvé un appartement aujourd’hui. Je ne l’ai pas vu. Je lui laisse le soin de décider. » Et il s’éloigna à grands pas, me laissant sur place. Il m’a eue sur un détail technique ! réalisai-je. J’avais confondu adultère avec fornication. J’oublie toujours qu’il a été avocat. J’ai pénétré dans son bureau avec quelque chose à dire et je n’ai rien dit ; j’y suis entrée en me croyant très maligne et j’en ressors comme une imbécile. Sans qu’il se soit rien passé entre les deux.

Peut-être que si je ne fumais pas de la marijuana, je serais mieux capable d’argumenter. Il a gagné ; j’ai perdu. Non : il a perdu ; j’ai perdu ; nous avons tous les deux perdu. Quelle merde.

Je n’ai jamais dit que l’amour était quelque chose de mal. Je n’ai jamais voulu m’attaquer à l’agapê. Là n’était pas la question. La question, c’est de ne pas risquer de se faire prendre. C’est de se river les pieds à ce sol que nous appelons la réalité.

En me dirigeant vers la rue, je pensai encore. Je me permets de juger l’un des hommes les plus brillants du monde. Je ne serai jamais connue comme il l’est ; jamais je n’influencerai l’opinion publique. Je n’ai pas renoncé comme il l’a fait à porter ma croix pectorale jusqu’à la fin de la guerre du Viêt-Nam. Mais qu’est-ce que je suis donc ?

4

Peu de temps après, Jeff et moi reçûmes une invitation à rendre visite à l’évêque de Californie et à sa maîtresse dans leur nid d’amour. Kirsten avait organisé une vraie petite fête. Elle avait préparé des canapés et des hors-d’œuvre ; des senteurs odorantes provenaient de la cuisine… Je conduisis Tim en voiture jusque chez un marchand de vins voisin, car ils avaient oublié d’en acheter. Ce fut moi qui choisis le vin. Tim resta les yeux vides, comme absent, pendant que je payais moi-même à la caisse. Je suppose que, quand on a fait partie des Alcooliques Anonymes, on a tendance à s’abstraire de l’environnement dans un endroit pareil.

De retour dans l’appartement, dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains, je découvris un gros flacon de Dexamyl, de la taille qu’on emporte d’habitude quand on part pour un long voyage. Kirsten fonctionne aux amphés ? me demandai-je. Sans faire de bruit, je dépliai l’ordonnance qui accompagnait le flacon. Elle était au nom de l’évêque. Ça alors, pensai-je. Il a lâché la bouteille mais maintenant il se dope. Pourtant en principe ils vous mettent en garde contre ce danger aux Alcooliques Anonymes. Je tirai la chasse d’eau – histoire de provoquer du bruit – et pendant que l’eau gargouillait j’ouvris le flacon et y pris quelques comprimés de Dexamyl que je fourrai dans ma poche. C’est le genre de truc qu’on fait d’instinct quand on habite Berkeley ; personne n’y prête attention. D’un autre côté, personne à Berkeley ne laisse traîner sa dope dans la salle de bains.

Ensuite nous nous installâmes dans le modeste salon. L’ambiance était détendue. Tout le monde sauf Tim avait un verre à la main. Tim portait une chemise rouge et un pantalon de sport. Il ne ressemblait pas à un évêque. Il ressemblait à l’amant de Kirsten Lundborg.

« C’est charmant ici », fis-je.

En revenant de chez le marchand de vins, Tim m’avait parlé des détectives privés et raconté comment ils s’y prennent pour vous coincer. Ils s’introduisent chez vous en votre absence et passent les tiroirs des commodes au peigne fin. Le moyen de savoir s’ils sont passés consiste à fixer à l’aide de ruban adhésif un cheveu en travers de toutes les portes donnant sur l’extérieur. Je crois que Tim avait dû voir ça dans un film.