« Si à son retour on trouve le cheveu décollé ou cassé », m’avait-il informée pendant que nous allions de la voiture à l’appartement, « on sait qu’on est épié. » Et il m’avait alors relaté l’histoire du F.B.I. et de Martin Luther King, une histoire qu’à Berkeley chacun connaissait. J’avais écouté poliment.
C’est ce soir-là, dans le salon de leur appartement, que j’entendis parler pour la première fois des documents zadokites. De nos jours, bien sûr, on peut se procurer l’édition Doubleday Anchor, la traduction complète de Patton, Myers et Abré. Avec l’introduction d’Helen James consacrée au mysticisme, où elle compare et oppose les zadokites par exemple aux Qumrans, qui étaient vraisemblablement des esséniens, bien qu’on n’en ait jamais établi la preuve formelle.
« J’ai l’impression, déclara Tim, que cette découverte pourrait être plus importante encore que celle de la bibliothèque de Nag Hammadi. Nous avons une assez bonne connaissance du gnosticisme, mais nous ne savons rien des zadokites, sinon qu’ils étaient des juifs.
— À quelle date remontent approximativement les manuscrits zadokites ? questionna Jeff.
— L’estimation préliminaire est d’environ deux cents ans avant Jésus-Christ, indiqua Tim.
— Alors ils auraient pu influencer Jésus, remarqua Jeff.
— C’est peu probable, répondit Tim. Je m’envole pour Londres en mars ; j’aurai l’occasion de m’entretenir avec les traducteurs. J’aurais aimé que John Allegro soit de la partie, mais il ne l’est pas. » Il nous parla un moment des travaux d’Allegro concernant les manuscrits des Qumrans, qu’on appelait les manuscrits de la mer Morte.
« Ce serait intéressant, non, intervint Kirsten, si on découvrait que… (elle hésita) les documents zadokites ont un contenu en rapport avec la doctrine chrétienne.
— Le christianisme, après tout, est fondé sur le judaïsme, observa Tim.
— Je vais plus loin, reprit Kirsten. Si on y trouvait énoncées des paroles précises attribuées jusqu’à présent à Jésus.
— Il n’y a pas de rupture aussi nette que l’on croit dans la tradition rabbinique, souligna Tim. On voit Hillel exprimer certaines des idées que nous considérons comme fondamentales dans le Nouveau Testament. Et bien sûr saint Matthieu considérait tout ce que faisait et disait Jésus comme l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament. Saint Matthieu écrivait à des juifs et pour des juifs et, essentiellement, en tant que juif. Le plan de Dieu exposé dans l’Ancien Testament est mis à exécution par Jésus. Le terme de christianisme n’était pas en usage en son temps ; généralement, les chrétiens apostoliques parlaient simplement de “la Voie”. Ils mettaient ainsi l’accent sur son côté naturel et son universalité. » Il se tut un instant avant d’ajouter : « Et on trouve l’expression “la parole du Seigneur”. Elle apparaît dans les Actes des Apôtres, chapitre VI. La parole du Seigneur continua de se répandre ; le nombre de ses disciples dans Jérusalem fut grandement accru.
— D’où dérive le nom des zadokites ? demanda Kirsten.
— De Zadok, un prêtre d’Israël qui vivait à peu près à l’époque du roi David, expliqua Tim. Il a fondé une maison sacerdotale, les zadokites. Ils étaient de la maison d’Éléazar. Il est fait mention de Zadok dans les manuscrits qumrans. Attendez que je vérifie. » Il se leva pour sortir un livre d’un Paquet encore non défait. « Premières Chroniques, chapitre XXIV. Côte à côte avec leurs parents les fils d’Aaron, en présence du roi David, nombreux étaient ceux, dont Zadok… C’est là qu’il est cité. » Tim referma le livre. C’était une autre Bible.
« Mais je suppose qu’on va maintenant en découvrir davantage, formula Jeff.
— Oui, je l’espère, répondit Tim. Quand je serai à Londres. » Puis, comme à son habitude, il opéra un brusque changement de vitesse mental. « Je vais passer commande d’une messe rock qui sera jouée à la cathédrale à Noël. » Me scrutant, il m’interrogea : « Que penseriez-vous de Frank Zappa ? »
Prise de court, je ne sus quoi dire.
« On s’arrangerait pour qu’elle soit enregistrée, enchaîna Tim. Comme ça on pourrait la sortir sous forme d’album. On m’a aussi recommandé Captain Beefheart et plusieurs autres noms. Où pourrais-je trouver un disque de Frank Zappa pour l’écouter ?
— Chez un disquaire, dit Jeff.
— Est-ce que Frank Zappa est un Noir ? demanda Tim.
— Je ne vois pas l’importance, dit Kirsten. C’est un préjugé à rebours. »
Tim poursuivit : « Simple curiosité. C’est un domaine dont j’ignore tout. Quelqu’un parmi vous a-t-il une opinion sur Marc Bolan ?
— Il est mort, précisai-je. Vous parlez de T. Rex.
— Marc Bolan est mort ? » dit Jeff. Il semblait stupéfait !
« Il se peut que je me trompe, repris-je. Moi je suggère Ray Davies. C’est lui qui écrit la musique des Kinks. Ce qu’il fait est très bon.
— Vous pourriez vous renseigner là-dessus pour moi ?! demanda Tim en nous regardant, Jeff et moi.
— Je ne saurais pas comment m’y prendre », objectai-je.
Kirsten déclara calmement : « Je m’en occuperai.
— Tu pourrais aussi contacter Paul Kantner et Grace Slick, ajoutai-je. Ils vivent tout près d’ici, à Bolinas dans Marin County.
— Je sais », dit Kirsten en hochant la tête placidement, l’air très sûre d’elle.
Foutaises, pensai-je. Tu ne sais même pas de qui je parle. Te voilà déjà qui prends les choses en main, juste parce qu’il t’a installée dans un appartement. Un appartement qui n’est même pas si formidable.
Tim annonça : « J’aimerais que Janis Joplin chante à la cathédrale.
— Elle est morte en 1970, indiquai-je.
— Alors vous recommanderiez qui à sa place ? » questionna Tim. Il demeura dans l’expectative.
« À la place de Janis Joplin, fis-je. À la place de Janis Joplin. Je ne sais pas, il faudrait que j’y réfléchisse. Je ne peux pas sortir un nom comme ça. Il faut du temps. »
Kirsten fixa son regard sur moi avec un mélange d’expressions diverses, principalement désapprobatrices. « Je crois que ce qu’elle veut dire, énonça-t-elle, c’est que personne ne pourra jamais remplacer Joplin.
— Où pourrais-je trouver un de ses disques ? demanda Tim.
— Chez un disquaire, dit Jeff.
— Tu pourrais m’en acheter un ? continua son père.
— Jeff et moi avons tous ses disques, dis-je. Elle n’en a pas fait beaucoup. Nous les apporterons.
— Il y a aussi Ralph McTell, avança Kirsten.
— Il faut me mettre toutes ces suggestions par écrit, déclara Tim. Cette messe rock va beaucoup attirer l’attention. »
Ralph McTell est quelqu’un qui n’existe pas, pensai-je. De l’autre bout de la pièce, Kirsten m’adressa un sourire indéchiffrable. Elle me possédait, mais je n’arrivais pas à savoir de quelle manière.
« Il enregistre chez Paramount », insista-t-elle. Son sourire s’élargissait.
« J’avais vraiment espéré avoir Janis Joplin », murmura Tim, se parlant à moitié à lui-même. Il paraissait perplexe. « J’ai entendu une chanson d’elle – enfin elle ne l’a peut-être pas écrite – à la radio de la voiture ce matin. C’est une Noire, n’est-ce pas ?
— Non, une Blanche, dit Jeff, et elle est morte.
J’espère que quelqu’un prend note de tout ça », dit Tim.