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Le penchant de mon mari pour Kirsten Lundborg ne commença pas un certain jour à une certaine heure, tout au moins à ma connaissance. Au début, il persistait à soutenir qu’elle exerçait sur l’évêque une influence bénéfique, qu’elle avait assez de sens pratique pour leur permettre à tous deux de garder les pieds sur terre, au lieu de flotter dans les nuages. Il est nécessaire, quand on évalue ce genre de chose, de faire la distinction entre l’événement en soi et la connaissance qu’on en a. Je peux dire quand je m’en suis aperçue mais je ne peux rien dire d’autre.

Compte tenu de son âge, Kirsten réussissait à se maintenir sur une bonne longueur d’onde sur le plan stimulation sexuelle. C’était en tout cas le point de vue de Jeff. Pour moi, elle restait simplement une amie plus âgée qui, en vertu de ses relations avec mon beau-père, avait accédé à un rang supérieur au mien. Le degré de provocation érotique que possède une femme me laisse froide ; je ne suis pas du genre à être attirée par quelqu’un de mon sexe. Cela ne constitue pas non plus pour moi une menace. Sauf si, bien sûr, mon mari est impliqué. Mais dans ce cas c’est lui que le problème concerne.

Pendant que je travaillais dans mon cabinet d’avocats (et vente de bougies), veillant à tirer les trafiquants de drogue des ennuis où ils se fourraient, Jeff se cassait la tête en suivant une série de cours publics du soir à l’université. Ici, en Californie du Nord, nous n’en étions pas encore tout à fait arrivés au point de donner des cours aux gens pour leur apprendre à composer eux-mêmes leur mantra ; c’était bon pour les gens du Sud, qui étaient l’objet d’un mépris unanime parmi les habitants de la région de la baie. Jeff s’était attelé à une étude d’envergure, consistant à faire remonter les maux de l’Europe moderne à la guerre de Trente Ans qui avait dévasté l’Allemagne (aux environs de 1648), causé la chute du Saint Empire romain germanique et, pour finir, lointainement amené l’essor du nazisme et du IIIe Reich hitlérien. En dehors des cours consacrés à cette thèse, Jeff avançait sa théorie personnelle quant à l’origine de tous ces événements. En lisant la trilogie de Wallenstein de Schiller, il avait soudain été pénétré par la certitude intuitive que, si le grand général ne s’était pas adonné à l’astrologie, la cause impériale aurait triomphé, et qu’en conséquence la Seconde Guerre mondiale n’aurait jamais eu lieu.

La troisième pièce de la trilogie de Schiller, La Mort de Wallenstein, avait profondément frappé mon mari. Il la mettait sur le même pied que les plus grandes œuvres de Shakespeare. Pour lui, le personnage de Wallenstein se dressait comme l’une des énigmes suprêmes de l’histoire du monde occidental. Jeff avait noté qu’Hitler, comme Wallenstein, s’appuyait en périodes de crise sur l’occulte plutôt que sur le rationnel. Selon lui, il y avait là une concordance significative, mais elle lui demeurait incompréhensible. Hitler et Wallenstein avaient tellement de traits communs – prétendait Jeff – que la ressemblance entre eux était plus que troublante. Tous deux étaient de grands généraux mais des individus bizarres et tous deux avaient réduit l’Allemagne à l’état de ruine. Jeff projetait d’écrire un article sur ces coïncidences, pour en tirer la conclusion qu’en abandonnant le christianisme pour l’occultisme on ouvrait la porte au désastre universel.

Pour ma part, toute cette affaire me laissait complètement indifférente.

Voilà ce qu’on devient quand on ne cesse jamais de suivre des études. Pendant que je bossais toute la journée, Jeff passait son temps à la bibliothèque de l’université, à lire tout ce qui se rapportait à sa marotte, notamment les ouvrages où il était question de la bataille de Lützen (16 novembre 1632), au cours de laquelle s’était décidé le sort de Wallenstein. Gustave II Adolphe, roi de Suède, fut tué à Lützen, mais les Suédois remportèrent néanmoins la victoire. La véritable signification de cette victoire résidait, bien entendu, dans le fait que plus jamais les forces catholiques ne seraient en mesure d’écraser la cause protestante. Mais Jeff, lui, ramenait tout à Wallenstein. Il lisait et relisait sans cesse la trilogie de Schiller en essayant de reconstituer d’après elle – et d’après des comptes rendus historiques plus précis – le moment exact où Wallenstein avait perdu le contact avec la réalité.

« C’est comme pour Hitler, me disait-il. Peut-on affirmer qu’il était fou en permanence ? Peut-on affirmer qu’il était vraiment fou ? Et s’il était fou mais seulement par intervalles, quand devenait-il fou et qu’est-ce qui le rendait fou ? Pourquoi un homme qui détenait un pouvoir aussi énorme, le pouvoir de déterminer l’histoire de l’humanité, devait-il finir par sombrer ainsi ? Bon, dans le cas d’Hitler, c’était sans doute de la schizophrénie paranoïde et le résultat des piqûres que lui faisait son charlatan de médecin. Mais les deux facteurs sont absents dans le cas de Wallenstein. »

Kirsten, en tant que Norvégienne, s’intéressait avec sympathie aux préoccupations de Jeff concernant la campagne de Gustave-Adolphe en Europe centrale. Entre deux histoires drôles suédoises comme elle en racontait, elle manifestait beaucoup de fierté quant au rôle joué par le grand roi protestant au cours de la guerre de Trente Ans. Elle savait aussi une chose que j’ignorais. Jeff et elle s’accordaient pour dire que la guerre de Trente Ans avait été, jusqu’à la Première Guerre mondiale, la guerre la plus affreuse que le monde ait connue depuis le sac de Rome par les Huns. L’Allemagne s’était trouvée réduite au cannibalisme. Les soldats des deux camps faisaient régulièrement rôtir des cadavres à la broche. Les livres de références consultés par Jeff faisaient allusion à des abominations trop horribles pour être exposées en détail. Tout ce qui touchait à cette période de l’histoire avait été horrible.

« Aujourd’hui encore, me dit Jeff un soir, nous payons le prix de cette guerre.

— Oui, elle a vraiment dû être terrible », répondis-je, assise dans un coin du salon en train de lire le dernier numéro de Howard the Duck.

« On ne peut pas dire que tu aies l’air particulièrement intéressée », observa Jeff.

Levant les yeux, je lui avouai : « J’en ai marre de faire mettre en liberté provisoire des trafiquants d’héroïne. C’est toujours moi qu’on envoie verser les cautions. Je regrette de ne pas prendre la guerre de Trente Ans autant au sérieux que Kirsten et toi.

— C’est de la guerre de Trente Ans que tout dépend. Et la guerre de Trente Ans dépendait de Wallenstein.

— Qu’est-ce que tu vas devenir quand ton père va partir en Angleterre avec Kirsten ? »

Il me fixa d’un regard interloqué.

« Eh bien, oui, il l’emmène. C’est elle qui me l’a dit. Ils ont monté cette agence, Focus Center, tu sais bien. Elle est maintenant son agent ou je ne sais quoi : pas question qu’il se déplace sans elle.

— Nom de Dieu ! » fit Jeff avec amertume.

Je repris ma lecture de Howard the Duck. C’était l’épisode où les créatures de l’espace transforment Howard en Richard Nixon. Réciproquement, Richard Nixon se met à avoir des plumes qui lui poussent dessus pendant qu’il s’adresse à la nation sur l’ensemble du réseau télévisé. Et la même mésaventure arrive aux huiles du Pentagone.

« Et ils vont rester partis longtemps ? demanda Jeff.

— Le temps pour Tim d’arriver à comprendre le sens des documents zadokites et leurs rapports avec le christianisme.

— Merde alors ! s’exclama Jeff.

— Que signifie Q ? m’informai-je.

— Q ? fit Jeff en écho.

— Tim a raconté que les rapports préliminaires, fondés sur des traductions fragmentaires de certains documents…