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Pendant que ces découvertes – encore à la phase de la traduction – venaient au jour, Jeff continuait d’arpenter le campus de l’université en se documentant sur la guerre de Trente Ans et sur Wallenstein, qui s’était progressivement retranché de la réalité au cours de cette guerre qui avait été la pire de toutes jusqu’à celles de notre siècle. Je ne vais pas prétendre avoir établi quelle pulsion particulière, parmi toutes celles qui l’agitaient, a poussé mon mari à la mort : c’est peut-être l’une d’elles, à moins que ce ne soit toutes en bloc – de toute façon je n’étais même pas à ses côtés quand ça s’est passé, et je ne m’y étais pas attendue. Mes craintes, je les avais éprouvées au début, quand j’avais appris la liaison entre Kirsten et Tim. J’avais dit alors ce que j’avais à dire ; j’avais rendu visite à l’évêque et avais été mise à court d’arguments sans grand effort de sa part : une facile victoire verbale pour Tim Archer.

Si on a l’intention de se tuer, on n’a pas besoin d’une raison au sens habituel du terme. Jeff avait été exclu. Je voyais bien quel rapport il y avait entre son intérêt pour la guerre de Trente Ans et Kirsten ; il avait fait le lien entre l’origine Scandinave de celle-ci et le rôle héroïque et victorieux de l’armée suédoise lors de cette guerre ; et il avait donné un alibi intellectuel à ses penchants émotionnels, pour se retrouver pris à son propre piège après le départ de Kirsten pour l’Angleterre. Maintenant il devait affronter le fait qu’il se fichait pas mal de Wallenstein et du Saint Empire romain germanique ; et qu’en réalité il était amoureux d’une femme de l’âge de sa mère qui couchait avec son père – et qui faisait ça à douze mille kilomètres de distance. Sans parler de ce qui couronnait le tout : le fait que tous deux, sans lui, participaient à l’une des plus passionnantes découvertes archéologiques et théologiques de l’histoire, en la vivant au jour le jour à mesure qu’avançaient les traductions et que les mots émergeaient, un par un, des documents reconstitués et mis bout à bout, et qu’à maintes reprises le mot hébreu anokhi se manifestait, dans des contextes inhabituels, des contextes déroutants : de nouveaux contextes. Les documents étaient rédigés comme si anokhi était présent au wadi. Il était fait allusion à lui comme étant ici, et non là, comme existant maintenant, et non dans le temps. Anokhi n’était pas quelque chose dont les zadokites avaient une connaissance indirecte ; c’était quelque chose qu’ils possédaient.

Il est très difficile de lire les livres qu’on a dans sa bibliothèque et d’écouter un disque de Donovan, si bon soit-il, quand une découverte de cette ampleur a lieu dans une autre partie du monde et que votre père et sa maîtresse, que vous aimez tous deux et en même temps haïssez, y sont intimement mêlés. Ce qui me rendait malade, c’était Jeff passant et repassant sans cesse le premier album en solo de Paul McCartney ; il aimait particulièrement Teddy Boy. Quand il m’a quittée pour aller vivre seul à l’hôtel – dans la chambre où il a fini par se tuer – il a emporté l’album avec lui, mais il apparut qu’il n’avait pas de tourne-disque pour le mettre. Il m’a écrit un certain nombre de fois, me racontant ses activités dans les happenings pacifistes. C’était probablement vrai. Mais je pense qu’en général il se contentait de rester dans sa chambre tout seul, à essayer d’y voir clair dans ses sentiments envers son père et, ce qui était plus important, envers Kirsten. Ce devait être en 1971, puisque l’album de McCartney est sorti en 1970. Mais ce qui s’est passé, c’est que moi aussi je suis restée toute seule à la maison. Jeff est mort et j’ai gardé la maison. Je vous recommandais de ne pas vivre seuls mais en réalité c’est à moi que je parle. Vous faites ce que vous voulez mais moi je ne vivrai plus jamais seule. J’aime mieux faire monter chez moi des gens rencontrés dans la rue plutôt que de supporter cet isolement.

Qu’on ne me fasse plus entendre de disques des Beatles. C’est surtout ça que je demande. Joplin, je peux la supporter, parce que je continue de trouver drôle que Tim l’ait crue noire et en vie plutôt que blanche et morte, mais je refuse d’écouter les Beatles car ils sont liés à trop de chagrin en moi, trop de choses arrivées dans ma vie.

Je cesse d’être tout à fait rationnelle quand il s’agit du suicide de mon mari. J’entends dans ma tête un mélange des voix de John, de Paul et de George – avec Ringo tapant sur sa batterie quelque part à l’arrière-plan – chantant des fragments de leurs chansons, et à leurs paroles se mêlent des commentaires critiques concernant les âmes qui endurent une grande souffrance qu’on ne peut pas définir, même s’il y a eu la mort de mon mari, puis celle de Kirsten et enfin celle de Tim Archer – mais je suppose après tout que c’est suffisant. Maintenant, avec John Lennon qui s’est fait descendre, tout le monde est transpercé comme je l’ai été, alors je ferais aussi bien de ne plus m’apitoyer sur moi et de me joindre au reste des gens, ni meilleurs ni pires qu’ils ne sont.

Souvent, quand je repense au suicide de Jeff, je m’aperçois que je réarrange les dates et les événements, dans mon esprit, selon des séquences plus en syntonie ; autrement dit je me livre à un montage. Je condense, je pratique des coupures, je glisse sur mon rôle au point que – par exemple – je ne me souviens plus d’avoir vu le cadavre de Jeff et de l’avoir identifié. J’ai réussi à oublier le nom de l’hôtel où il a séjourné. Je ne sais pas combien de temps il y est resté. Autant que je m’en souvienne, il n’a pas traîné longtemps à la maison après le départ de Tim et Kirsten pour Londres ; une première lettre d’eux était arrivée, tapée à la machine : signée par eux deux mais presque certainement écrite par Kirsten. Déjà des allusions à l’ampleur de la découverte y figuraient. Je n’ai pas compris sur le moment ce qu’impliquait la nouvelle, mais Jeff si. Alors, c’est peut-être juste après qu’il est parti.

Ce qui m’a le plus surprise, ç’a été de comprendre, d’un seul coup, que Jeff avait eu envie de devenir prêtre, mais ça lui aurait servi à quoi, en comparaison du rôle tenu par son père ? Toutefois ça laissait un vide. Car Jeff n’avait envie de rien devenir d’autre. Il ne pouvait pas être prêtre mais il n’était tenté par aucune autre activité. Aussi était-il demeuré ce qu’à Berkeley nous appelons un « étudiant professionnel » ; il n’avait jamais cessé d’aller à l’université. Ou bien peut-être s’est-il arrêté quelque temps mais pour y retourner ensuite. Notre mariage ne tournait pas rond depuis un certain temps j’ai des trous de mémoire touchant les environs de 1968, il y a peut-être une année entière qui manque à mes souvenirs. Jeff souffrait de problèmes émotionnels dont j’ai plus tard refoulé la notion que j’en avais. Nous les avons tous deux refoulés, l’autopsychothérapie se porte beaucoup dans la région de la baie et nous en avons profité.