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— Un vautour lui dévorait le foie », prononça Kirsten distraitement.

Tim hocha la tête en disant : « Zeus châtia Prométhée en l’enchaînant et en lui envoyant un vautour pour lui dévorer le foie, qui se régénérait sans cesse. Mais il fut délivré par Héraclès. Prométhée était sans aucun doute un ami de l’humanité. C’était un maître artisan. Il y a une affinité avec le mythe de Satan, c’est certain. Selon moi, on pourrait dire que Satan est allé dérober, non pas le feu, mais la vraie connaissance de Dieu. Toutefois il n’en a pas fait profiter l’homme, à l’inverse de ce qu’a fait Prométhée avec le feu. Peut-être la véritable faute de Satan a-t-elle été de garder pour lui cette connaissance qu’il avait acquise, de ne pas l’avoir partagée avec l’humanité. C’est intéressant comme raisonnement : on pourrait en déduire que nous serions en mesure d’acquérir une connaissance de Dieu par l’intermédiaire de Satan. C’est une théorie que je n’ai jamais entendu exposer. » Il se tut un instant, avec l’air de réfléchir. « Il faudrait que tu notes ça, reprit-il à l’adresse de Kirsten.

— Je m’en souviendrai, fit-elle d’un ton morne et apathique.

— L’homme doit donner l’assaut à Satan et s’emparer de cette connaissance, poursuivit Tim. Satan ne veut pas la livrer. C’est pour l’avoir dissimulée – et non pour l’avoir dérobée – qu’il a été puni. En un sens, en somme, les êtres humains peuvent racheter Satan en luttant avec lui pour lui arracher cette connaissance.

— Et ensuite ils n’auront plus qu’à s’en aller étudier l’astrologie », plaçai-je.

Détournant vers moi son regard, Tim s’étonna : « Pardon ?

— Je pense à Wallenstein, expliquai-je. Il passait son temps à tirer des horoscopes.

— Les racines grecques du mot horoscope, exposa Tim, sont hôra, qui signifie “heure”, et skopos, qui signifie “celui qui examine”. Littéralement, cela veut donc dire “qui examine l’heure”. » Il alluma une cigarette ; depuis leur retour d’Angleterre, Kirsten et lui semblaient fumer en permanence. « Wallenstein était un personnage fascinant, ajouta-t-il.

— C’est ce que dit Jeff, fis-je. Enfin ce qu’il disait. »

Dressant la tête avec vivacité, Tim lança : « Jeff s’intéressait donc à Wallenstein ? Parce que j’ai…

— Vous ne le saviez pas ? » demandai-je.

Avec une expression perplexe, Tim répondit : « Je crois que non. »

Kirsten l’observait d’un regard impénétrable.

« Je possède plusieurs livres très intéressants sur Wallenstein, continua Tim. Vous savez, par bien des côtés, Wallenstein ressemblait à Hitler. »

Kirsten et moi gardâmes le silence.

« Wallenstein a contribué à la ruine de l’Allemagne, énonça Tim. C’était un grand général. Friedrich von Schiller, vous le savez peut-être, a écrit une trilogie sur lui : Le Camp de Wallenstein, Les Piccolomini et La Mort de Wallenstein. Ce sont des pièces profondément émouvantes. Cela soulève la question, bien entendu, du rôle de Schiller dans le développement de la pensée occidentale. Tenez, je vais vous lire quelque chose. » Il posa sa cigarette et se rendit devant la bibliothèque où il puisa un livre. « Voici qui peut apporter quelque lumière sur le sujet. En écrivant à son ami… voyons, j’ai son nom ici… en écrivant à Wilhelm von Humboldt, c’était vers la fin de sa vie, Schiller disait : Après tout, nous sommes tous deux des idéalistes, et nous devrions avoir honte d’avoir laissé dire que le monde matériel nous formait, au lieu d’être formé par nous. L’essence de la vision de Schiller était, bien sûr, la liberté. Il était naturellement absorbé dans le grand drame et la révolte des Pays-Bas et… » Tim s’interrompit, pensif, le regard dans le vague, en remuant les lèvres. Sur le canapé, Kirsten fumait en silence sans le quitter des yeux. « Bon », dit enfin Tim en feuilletant le volume qu’il tenait à la main, « laissez-moi vous lire ceci. Ce sont des lignes que Schiller a écrites à trente-quatre ans. On peut estimer qu’elles résument la plus grande partie de nos aspirations les plus nobles. » Regardant le livre, il se mit à lire à haute voix : « Maintenant que j’ai commencé à connaître et à employer comme il convient mes forces spirituelles, une maladie menace malheureusement de miner mes forces physiques. Néanmoins, je ferai ce que je peux, et quand à la fin l’édifice s’écroulera, j’aurai sauvé ce qui valait la peine d’être préservé. » Tim referma le livre et le remit sur son étagère.

Nous ne dîmes rien. Je restais assise sans avoir même de pensée particulière.

« Schiller est très important pour le XXe siècle », déclara Tim en allant écraser son mégot. Il contempla longuement le cendrier.

« Je vais envoyer chercher une pizza, dit Kirsten. Je ne me sens pas en état de préparer à dîner.

— C’est parfait, dit Tim. Demande qu’ils y mettent du bacon canadien. Et s’ils ont des boissons non alcoolisées…

— Je peux m’occuper du repas », proposai-je.

Kirsten se leva pour aller au téléphone, nous laissant seuls, Tim et moi.

Tim reprit avec conviction : « C’est vraiment de la plus haute importance de connaître Dieu, de discerner l’Essence Absolue, comme l’a qualifiée Heidegger. Sein est le terme qu’il emploie : Être. Ce que nous avons découvert au wadi zadokite défie toute description. »

Je hochai la tête.

« Où en êtes-vous au point de vue argent ? » demanda Tim en portant la main à la poche intérieure de sa veste.

« Ça peut aller, répondis-je.

— Vous travaillez toujours pour cette agence immobilière ? » Il rectifia. « Pour ce cabinet d’avocats ? Vous êtes leur secrétaire, n’est-ce pas ?

— Je ne suis que dactylo, précisai-je.

— Le métier d’avocat est éprouvant, mais j’ai trouvé qu’il valait la peine, dit Tim. Vous devriez continuer dans cette branche. Si un jour vous volez de vos propres ailes, vous pourriez même devenir attorney ou juge.

— Sans doute que oui », dis-je.

Tim questionna : « Est-ce que Jeff a discuté de l’anokhi avec vous ?

— Eh bien, vous nous avez écrit. Et nous avons vu les articles dans les journaux et les magazines.

— Les zadokites utilisaient le terme dans un sens spécial, un sens technique. Il ne pouvait signifier l’Intelligence Divine parce que la façon dont ils en parlent indique qu’ils le possèdent, au sens littéral. Il y a une ligne dans le document numéro six : Anokhi meurt et renaît chaque année, et chaque année suivante anokhi est davantage. Ou plus grand ; davantage ou plus grand, ce peut être l’un ou l’autre, ou bien encore plus élevé. C’est encore très obscur, mais les traducteurs travaillent d’arrache-pied et on espère que ça va s’éclaircir dans les six mois qui viennent… Et puis, bien sûr, on n’a pas encore fini de rassembler les fragments, les manuscrits qui ont été détériorés. Comme vous devez le penser, je ne connais pas l’araméen. Je n’ai étudié que le grec et le latin – vous savez : Dieu est le rempart ultime contre le non-Être.

— Tillich, dis-je.

— Je vous demande pardon ? s’informa Tim.

— C’est Paul Tillich qui a dit ça.

— Je n’en suis pas certain, répliqua Tim. C’était sûrement en tout cas un des théologiens protestants existentiels ; Reinhold Niebuhr, peut-être. Vous savez que c’est un Américain, ou plutôt que c’était, car il vient de mourir récemment. Ce qui m’intéresse chez lui… » Tim marqua un temps d’arrêt. « Il a servi dans la marine allemande pendant la Première Guerre mondiale. Il a milité activement contre les nazis et a continué à prêcher jusqu’en 1938. La Gestapo l’a arrêté et il a été déporté à Dachau. Niebuhr au départ avait été pacifiste, mais il a exhorté les chrétiens à soutenir la guerre contre Hitler. J’ai l’impression qu’une des différences significatives entre Wallenstein et Hitler – en réalité c’est une très grande similitude – réside dans les serments de loyauté que Wallenstein…